ORGANISATION DU TRAVAIL. Dans un guide fraîchement publié, l'OPPBTP se penche sur les atouts du "lean management" appliqué au secteur de la construction. En se basant sur des résultats issus de chantiers expérimentaux, l'organisme propose ainsi des pistes d'amélioration du fonctionnement quotidien des entreprises de la filière. Détails.

Comment le "lean management" peut-il s'appliquer au BTP ? Et quels atouts peut-il faire valoir pour renforcer la prévention des risques professionnels et l'amélioration des conditions de travail au sein des entreprises de la construction ? C'est le sujet sur lequel a planché l'Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics (OPBTP) dans un rapport dédié qui vient de paraître en ce début avril 2021. Le document se base sur les résultats issus de chantiers expérimentaux pour proposer des pistes d'amélioration du fonctionnement quotidien des entreprises de la filière, et vient ainsi en complément d'une autre étude, intitulée "Lean construction - démarche d'optimisation de la production et de réduction des gaspillages sur chantier", qui avait été menée en 2018 par la Fédération française du bâtiment Nouvelle-Aquitaine et l'OPPBTP.

 

 

Un concept importé et "adapté" au BTP

 

Mais avant toute chose, de quoi parle-t-on ? Le "lean management" est un concept né aux États-Unis dans les années 1980 et qui englobe "un certain nombre de principes visant à améliorer la qualité de production, réduire le gaspillage et répondre aux nécessités de délais et de coûts", d'après l'OPPBTP. Son application au bâtiment et aux travaux publics permettrait de mieux concilier prévention et performance, le but étant de "mettre en adéquation les ressources disponibles et les moyens alloués au projet pour atteindre une qualité maximale, en s'attachant à la performance globale, à l'équilibre entre les acteurs, à la sécurité et la préservation des conditions de travail des opérateurs et encadrants". Le guide se veut évidemment pédagogique et souhaite aider les chefs d'entreprises et responsables à opter pour ce "mode de travail collaboratif" présenté comme nouveau, mais qui ne l'est peut-être pas tant que ça.

 

"On a volontairement développé un nouveau concept, car le 'lean' est assez abstrait", explique Yves Chassagne, ingénieur prévention de l'OPPBTP, à Batiactu. "Nous avons voulu nous démarquer de ce qui se fait dans l'industrie, des erreurs qui ont pu être commises dans le passé, et de montrer les spécificités du bâtiment. C'est pour cela qu'on parle de 'lean construction'." En tant qu'observateur des effets du système "lean" sur la prévention et les conditions de travail, l'organisme a donc donné une définition inédite de ces principes appliqués au secteur. Une définition plus opérationnelle, plus appropriée, mais qui peut encore être travaillée et donc amenée à évoluer. En partant du terrain, les équipes de l'OPPBTP ont délimité trois secteurs de chantiers expérimentaux : le "lean" d'entreprise (appliqué dans une entreprise), le "lean" sur les chantiers d'entreprise générale, et le "lean" sur les chantiers en corps d'état séparés (entre un contractant et des partenaires). Les observations ont débuté en 2016 pour s'achever en 2020, permettant de rationaliser la démarche avec "trois caps de passage", à savoir "le chantier découverte, le chantier assimilation et le chantier maîtrise". D'après Yves Chassagne, "il y a des hauts et des bas, des réussites et des échecs dans tout projet, mais en trois chantiers une entreprise peut assimiler le 'lean'".

 

Des grands principes et des outils pour les faire appliquer

 

Dans les faits, le "lean construction" ainsi élaboré s'appuie sur huit grands principes. D'abord la transparence, en formulant exactement les objectifs visés par l'entreprise afin que ceux-ci soient identifiés par tous ; ensuite, la création d'une synergie autour des enjeux de tous les intervenants d'un chantier, ainsi que l'engagement de ces derniers à atteindre les objectifs fixés. Viennent ensuite l'anticipation, la participation de tous - en partageant les informations pour améliorer la qualité et la performance, réduire les délais et les risques -, ou encore "la valeur ajoutée" - autrement dit, repérer les tâches qui désorganisent et font perdre du temps. S'ajoutent à cette liste "l'amélioration continue", où il s'agit d'instituer des indicateurs permettant de suivre les progrès réalisés tout en tenant compte des erreurs commises et des solutions trouvées, ainsi que "le management visuel", qui consiste à créer des supports visuels destinés à rendre les réunions de chantiers plus concrètes.

 

Pour appliquer ces grands principes, l'OPPBTP a également préparé une liste d'outils, pour lesquels le guide détaille la mise en pratique et des exemples d'application. On y trouve par exemple le "last planner system", un emploi du temps collaboratif qui joue en même temps le rôle d'outil de pilotage "exhaustif" en impliquant la concertation et la participation de chacun. Les indicateurs de suivi, pour leur part, sont censés présenter de manière simple l'avancement des objectifs. Afin de profiter d'un environnement de travail ordonné et propre, la méthode dite des 5S, d'origine japonaise, est aussi préconisée, laquelle se base sur cinq règles : trier (seiri en japonais), ranger (seiton), nettoyer (seiso), standardiser (seiketsu) et respecter (shitsuke). Le "Plan d'installation dynamique du chantier" est aussi conseillé en phase de finitions, pour attribuer des zones de rangement des matériaux à chaque intervenant, ceci en fonction du poids des produits, des surfaces nécessaires à leur stockage et des modalités de livraison.

 

Le but : "avoir une vision à long terme"

 

Grâce aux expérimentations menées et aux résultats qui en ont découlé, l'OPPBTP fournit une quinzaine de "déterminants fondamentaux" pour mieux s'approprier la démarche d'efficience du "lean" tout en misant sur une meilleure prévention et ce, tout au long du chantier. La phase de conception avec la prise en compte des problématiques et des délais propres au projet, le référentiel et les outils du "lean construction" qui évoluent au fur et à mesure des travaux, l'ambiance propice à l'échange et à la communication, l'équilibre entre prévention et curation, l'intégration des réglementations relatives à l'environnement du chantier, l'équilibre entre les niveaux de prix et la qualité des prestations, la meilleure élaboration des modes opératoires, la constitution d'équipes spécialistes et impliquées, la transmission des bonnes pratiques, la bonne gestion des flux (opérateurs, véhicules, matériaux), l'analyse des risques physiques liés à la sécurité et la propreté et la mise en place des solutions correspondantes, et enfin l'implication des fournisseurs dans la réflexion globale composent ces fameux déterminants. En créant "un langage commun" à tous les acteurs du chantier, ces derniers "fixent un certain nombre d'objectifs clairement définis et créent une véritable dynamique de projet pour tous".

 


"Grâce aux études menées sur les chantiers, nous avons pu constater qu'une bonne gestion des flux a une incidence très forte sur les accidents tels que chute de hauteur et de plain pied. Sécuriser ces flux en prenant en compte les déplacements des hommes, des matériels et des matériaux concourt considérablement à la diminution de l'accidentologie du BTP - et c'est notamment cela que permet le 'lean construction'." -Yves Chassagne

 


Une démarche qui semble porter ses fruits : "Les résultats montrent le bien-fondé de la démarche, étant positifs en termes de coûts, de délais et d'amélioration des conditions de travail", assure Yves Chassagne. "Les grands principes visent à équilibrer la démarche, afin de tous les prendre en compte. Les déterminants sont des points de vigilance et des prérequis pour rassurer les entreprises et leur permettre de bien lancer leur démarche et d'éviter les écueils. Le but, c'est qu'il y ait le moins de ratés possibles. L'idée, c'est d'avoir une vision à long terme, d'engager la démarche et de ne pas revenir en arrière, d'opérer un véritable changement dans le temps...", précise l'ingénieur. Pour les entrepreneurs désireux de s'initier à la chose, des systèmes d'accompagnement et de formations courtes, "au fil de l'eau" et sur le terrain, existent déjà, via des consultants ou des regroupements d'acteurs. Mais l'OPPBTP veut aussi, avec son guide, participer à l'effort d'information, dans la mesure où la littérature française sur le "lean" est pour l'heure très restreinte.

 

 

Un simple retour aux sources ?

 

On peut toutefois s'interroger sur la pertinence de telles solutions auprès des artisans et petites entreprises, dont l'activité quotidienne ne permet peut-être pas de consacrer du temps, de l'énergie et de l'argent à ce genre de pratiques. Une question qui ne se poserait pas pour Yves Chassagne : "Le 'lean' s'adapte à tous les métiers, tous les corps d'état, c'est une logique de travail. Il peut couvrir tout la chaîne de valeur, y compris les TPE, déjà intégrées dans des chantiers expérimentaux, mais il n'aura alors pas le même visage que chez une major." Et d'assurer : "Ce système permet d'utiliser tous les dysfonctionnements comme leviers d'amélioration. Tout problème devient opportunité, c'est donc extrêmement favorable. Si les artisans sont convaincus qu'ils ont des leviers qui peuvent être utilisés, personne n'aura envie de les ignorer. L'entreprise peut alors se lancer dans une démarche qui est la sienne."

 


"Est-ce que je veux changer, être plus performant, plus préventif demain ? Si l'artisan veut répondre à ces questions avec les outils qui sont les siens, alors il rentre dans le monde du 'lean'." - Yves Chassagne

 


Mais, surtout, le système "lean" ne correspond-il pas au bout du compte au retour du bon sens, tout simplement ? Le fait, pour une entreprise, de chercher à optimiser les ressources - humaines, matérielles, financières... - dont elle dispose pour produire le meilleur résultat possible, la performance la plus élevée possible, n'est-il pas la définition-même de l'activité économique d'une entreprise commerciale ? Auquel cas le "lean" ne ferait que réinventer l'eau chaude. Ou, du moins, remettre son principe-même sur le devant de la scène. "C'est toute la difficulté du sujet : le 'lean' est composé de choses très simples mais il faut beaucoup de talent pour les mettre en œuvre au quotidien", admet Yves Chassagne. Et de citer des "compétences d'animation, de management, de gestion, pour mettre en oeuvre ce bon sens". Le mérite de ce système serait donc de (re)poser les questions les plus élémentaires, mais avec pertinence et efficacité.

actionclactionfp