ANALYSE. Le Bim, les architectes ont "tout à y perdre ou tout à y gagner". C'est la conviction de Thibaut Robert, architecte, intervenu lors d'une journée de conférences sur le sujet au Conseil régional de l'ordre des architectes d'Île-de-France (Croaif).

Le Bim, et plus largement le numérique, représentent une opportunité formidable pour les architectes ; mais cela les expose également à des risques qui doivent être traités et bordés. C'est, en résumé, le contenu des échanges qui se sont tenus, au siège du Conseil régional de l'ordre des architectes d'Île-de-France (Croaif), en février 2019. "Il ne faut pas se poser la question d'y aller ou pas : le numérique, on a tout à y gagner ou tout à y perdre", pose Thibaut Robert, architecte. "C'est une solution géniale, qui permet de démultiplier la puissance intellectuelle, la créativité, la rigueur, en échangeant avec tous ses partenaires."

 

Un coût évalué à 2,33 euros l'heure

 

Pour l'architecte, le Bim a pour premier mérite de déphaser le travail de conception. "Le numérique nous affranchit de la contrainte de la taille du projet ou du type de projet. Il permet également de s'affranchir des phases : on peut, sur le même outil, raisonner largement sur le bâtiment, mais aussi aller directement dans le détail."

 

 

Quant au coût de ce passage au numérique, Thibaut Robert l'a évalué à 2,33 euros de l'heure (matériel informatique, formation des salariés...). Mais le gain de temps est "énorme", du fait notamment de la nouvelle organisation d'une agence qui travaille sur maquette numérique. L'architecte surnomme cela le concept du "poulpe". "Le travail est totalement 'désiloté' en phase concours", explique-t-il. "On travaille la charte graphique en même temps que le projet, sur la base d'un fichier numérique présent sur le serveur et partagé par tout le monde. Chacun s'auto-organise autour des maquettes. Ce qui permet d'éviter la charrette puisqu'on travaille le rendu graphique grâce aux outils numériques." A la louche, le professionnel estime le gain de temps à 30% sur un rendu de concours, à qualité égale. "On peut répartir la conception sur plusieurs postes en même temps, ce qui démultiplie la productivité de l'agence."

 

"Si on perd nos données, on est morts"

 

L'une des principales menaces constituées par ce mode de travail, c'est bien sûr la perte des données. "Si cela arrive, on est mort", résume l'architecte, dont l'agence a failli disparaître du jour au lendemain du fait d'un crash de deux disques durs et de la carte mère. Pour s'assurer de leur bonne conservation, l'avocat Cyrille Charbonneau rappelle que les différents serveurs de sauvegarde ne doivent pas être situés au même endroit. Par ailleurs, il invite les professionnels à bien lire les contrats qu'ils ont signé concernant le stockage de leurs projets dans le cloud. Si des fichiers sont conservés à l'étranger, et qu'ils sont perdus ou qu'il y a un problème, cela signifiera qu'il faudra attaquer la firme sur un sol étranger, selon le droit du pays concerné.

 

Qui gèrera la maquette une fois le chantier achevé ?

 

Il est également question de responsabilité civile, toujours pour l'avocat, au sujet de la bonne conservation des données. "La perte des données d'un projet collaboratif relève de la responsabilité civile", assure-t-il, "si je suis celui qui a la charge de stocker la donnée et de la gérer pour les autres."

 

Se pose également la question du passage de la responsabilité une fois le chantier achevé et que s'ouvre la phase de maintenance. "Les architectes sont toujours soucieux de garder la propriété intellectuelle de leurs œuvres." Mais il y a un revers de la médaille : "Attention, car si vous avez la charge de conserver ces données, et qu'il y a un problème huit ans après l'achèvement de l'ouvrage, il faudra pouvoir rouvrir le fichier de la maquette. Or, il est possible qu'à ce moment-là les fichiers seront devenus obsolètes par rapport aux nouvelles versions des logiciels." Ainsi, derrière la question de la détention de la maquette, plane ce risque juridique. "Il faut contractualiser le fait qu'une fois le chantier achevé, la responsabilité de gérer la donnée est transmise à quelqu'un d'autre, par exemple le gestionnaire du bâtiment... Ou alors, c'est l'architecte qui garde la main dessus, mais moyennant finance. De manière à ce qu'un architecte n'ait pas à gérer 'gratuitement' une maquette jusqu'à la fin des temps !" Pour l'instant, aucun texte réglementaire n'encadre ces usages.

 

"En tant qu'avocat, je saurai me servir de ce que je trouverai dans vos maquettes !"

 

Le numérique constitue également un nouvel outil de traçage de 'qui a fait quoi, à quel moment'. Ce qui peut, selon les cas, arranger ou pas un architecte selon qu'il a fait une erreur ou non. "Avant le numérique, des échanges et des arbitrages pouvaient avoir lieu lors d'une réunion de chantier dont il ne restait aucune trace écrite", illustre Cyrille Charbonneau. "Aujourd'hui, tout est conservé ! On sait qui, à quel poste, à quel moment, a fait quoi. Il faut ainsi rappeler contractuellement, si c'est le cas, que ce sont les plans qui font foi, pas la maquette numérique. Car en tant qu'avocat, croyez que je saurai me servir de ce que je trouverai dans vos maquettes !"

 

Les acteurs sont en tout cas tous d'accord pour dire que le Bim met en avant la transversalité, et qu'à ce jeu l'architecte a forcément un coup d'avance sur les autres acteurs... à ses risques et périls ! "Ces outils sont accessibles, nous sommes les seuls à avoir une connaissance exhaustive du projet, la manière avec laquelle il a été généré, construit... Notre responsabilité est bouclée !", observe Thibaut Robert. Cette transversalité transforme d'ailleurs le métier. "Le numérique inverse la façon de travailler : nous devons calibrer nos données numériques pour les besoins de chaque acteur qui travaille avec nous. Nous devons donc nous intéresser à leur métier, comprendre leur logique. C'est le vecteur d'une montée en compétences pour nous. On agrège énormément de connaissances auxquelles on n'aurait pas eu accès - ce qui nous permet d'être de plus en plus critique sur notre propre travail."

 

Un défi enthousiasmant, mais qui nécessitera que les architectes supportent les responsabilités conférées par ce nouveau pouvoir - si toutefois ils le prennent.

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