ANALYSE. S'il devait être adopté, le projet de règlement européen visant à généraliser les délais de paiement à 30 jours dans toute l'Union européenne aurait des effets mitigés. Une étude se penche sur les conséquences, positives comme négatives, qu'une telle décision aurait sur les plus petites entreprises.

Il est beaucoup question de délais de paiement en ce moment, et pour cause : tandis que les retards tendent à s'allonger, particulièrement dans le BTP, un projet de règlement européen envisage d'harmoniser les délais à 30 jours pour l'ensemble des entreprises du territoire de l'Union européenne. Porté par la Commission européenne, le texte a été présenté ce 20 mars 2024 au Parlement européen.

 

 

L'objectif : lutter contre le fléau des retards de paiement, responsable d'un manque à gagner de 15 milliards d'euros pour les trésoreries des PME françaises. Les plus petites sociétés restent en effet les premières victimes de ce phénomène orchestré le plus souvent par les grands groupes et certaines collectivités territoriales.

 

Moins d'une entreprise française sur deux paye ses factures dans les temps

 

Mais s'il devait être adopté, que changerait concrètement ce règlement communautaire pour l'activité des PME ? C'est pour tenter de répondre à cette question qu'une étude d'impact a été menée conjointement par le groupe Altares, spécialisé dans l'information sur les entreprises, et le LaRGE, le laboratoire de recherche en finance de l'université de Strasbourg. Les équipes sont d'abord parties d'un constat.

 

"Altares calcule régulièrement qu'en moyenne, moins d'une entreprise sur deux paye ses factures à l'heure en Europe (49,7% fin 2023) comme en France (48,3%)", pointe le directeur des études du groupe, Thierry Millon. Lequel appelle, à l'image du gouvernement français, à ne pas confondre délai de paiement - la durée légale de transaction entre un client et son fournisseur - et retard de paiement - lorsque cette durée légale est dépassée. Pour le responsable, "c'est le non respect de la date d'échéance qu'il convient de combattre".

 

Le BTP gagnerait des liquidités... mais aurait plus de besoins à financer

 

Dans les faits et en moyenne, les délais clients et les délais fournisseurs avoisinent respectivement 50 et 60 jours en France. Si une norme européenne devait un jour imposer un délai unique de 30 jours, Altares et le LaRGE ont calculé que 71% des micro-entreprises, 86% des PME, 92% des ETI et 94% des grandes entreprises seraient impactées, dans la mesure où les délais de paiement de leurs clients et les délais de règlement de leurs fournisseurs dépassent aujourd'hui les 30 jours.

 

Certes, en étant payées plus rapidement par leurs clients, ces entreprises encaisseraient davantage de liquidités. Mais en contrepartie, elles devraient à leur tour régler plus vite leurs fournisseurs, et se retrouveraient ainsi confrontées à de nouveaux besoins de financement.

 

Dans le secteur de la construction, 48,2% des entreprises seraient impactées sur leurs délais clients et fournisseurs ; 15,7% sur leurs seuls délais clients ; 20,2% sur leurs seuls délais fournisseurs ; et 16% des entreprises ne subiraient aucune conséquence. Pourquoi ? Car les professionnels du bâtiment et des travaux publics affichent des délais de règlement de leurs clients et de leurs fournisseurs déjà supérieurs à 30 jours. Par conséquent, ils verraient croître simultanément leurs liquidités et leurs besoins de financement.

 

14,4 milliards d'euros de ressources nouvelles nettes pour les PME

 

Tous secteurs confondus, le règlement européen aurait néanmoins le mérite d'améliorer considérablement la situation des petites et moyennes entreprises. Les PME pourraient ainsi bénéficier de 14,4 milliards d'euros de ressources nouvelles nettes grâce au passage à 30 jours.

 

 

Bien que moins élevés, les gains de trésorerie seraient aussi conséquents pour les micro-entreprises et les ETI, avec respectivement 5,9 et 6,9 milliards d'euros. À l'inverse, les grandes entreprises se retrouveraient à supporter quelque 12,5 milliards d'euros de nouveaux besoins à financer.

 

La question se pose alors de savoir si les entreprises, quelle que soit leur taille, seraient en capacité de trouver les ressources nécessaires. L'étude d'impact d'Altares et du LaRGE montre que, bien que les besoins "non couverts" seraient majoritairement portés par les grands groupes, l'effort de financement serait en réalité bien plus lourd à assumer pour les plus petites structures.

 

La maçonnerie générale et le gros-oeuvre auraient des difficultés à faire face

 

Les micro-entreprises se retrouveraient avec des besoins de financement non couverts équivalant à plus de trois mois (92 jours exactement) de chiffre d'affaires ; plus de deux mois (68 jours) pour les PME ; contre seulement un mois (35 jours) pour les grandes entreprises.

 

L'étude a aussi identifié les 10 segments d'activité où les besoins des PME et des micro-entreprises ne seraient pas couverts. On y trouve un segment du BTP : celui des travaux de maçonnerie générale et de gros-oeuvre du bâtiment, au sein duquel près d'un millier d'entreprises se retrouveraient dans l'incapacité de faire face aux 29.900 € de nouveaux besoins de trésorerie qu'induirait l'entrée en vigueur de la norme européenne.

 

"Ces changements remettraient en cause les équilibres de trésorerie qui prévalent actuellement dans les relations inter-entreprises et le rôle qu'y joue le crédit inter-entreprises", analyse Michel Dietsch, chercheur au sein du laboratoire de l'université de Strasbourg. "Au-delà de l'application de la norme, c'est l'équilibre de l'écosystème complet du financement des chaînes d'offre, qui associe clients, fournisseurs et financiers qui risquerait d'être remis en cause."

 

De nouvelles liquidités pour pouvoir réduire les retards

 

En outre, l'étude considère que le fait de ramener les délais de paiement à 30 jours dans toute l'UE ne suffirait pas à réduire les retards de paiement. Ainsi, on peut lire que "parmi les entreprises payant leurs fournisseurs en retard, seules celles bénéficiant de ressources nouvelles pourraient être en mesure de réduire leurs retards : les nouvelles ressources de trésorerie représenteraient pour elles en moyenne un gain, exprimé en nombre de jours d'achats, très supérieur au nombre de jours de retard que subissent actuellement leurs fournisseurs".

 

Concrètement, les micro-entreprises "retardataires" gagneraient 82 jours d'achats leur permettant de couvrir leurs 19 jours de retard actuellement constatés. Les PME gagneraient 72 jours d'achats pour couvrir leurs 14 jours de retard, quand les grandes entreprises gagneraient 67 jours d'achats pour couvrir leurs 18 jours de retard. La situation pourrait donc grandement s'améliorer pour les différentes tailles d'entreprises... à condition que de nouvelles liquidités viennent renflouer les trésoreries.

 

C'est en réalité tout un cercle vertueux qu'il s'agirait de mettre en place afin d'alimenter un flux permanent de liquidités entrantes et sortantes. Pour les entreprises devant en parallèle financer de nouveaux besoins, l'étude note par ailleurs qu'il serait "difficile d'envisager qu'elles puissent à la fois supporter l'effort financier induit par les besoins nouveaux" tout en réduisant leurs retards de paiement. Traduction : les entreprises se retrouvant dans cette situation ne pourraient pas être sur tous les fronts en même temps.

 

Prendre en compte les spécificités de chaque secteur

 

En conclusion, l'objectif du règlement européen serait vraisemblablement atteint, et nombre de PME en sortiraient probablement gagnantes. "En revanche, pour d'autres, en particulier celles déjà fragiles qui devront payer plus rapidement leurs fournisseurs sans pouvoir accélérer le règlement de leurs clients, des financements externes, pas toujours accessibles, seront indispensables", résume Thierry Millon.

 

"Le projet de faire passer les délais à 30 jours rendrait sans conteste aux PME une partie de la liquidité qui leur est soustraite par des délais de règlement trop longs, mais c'est au prix d'une telle fragilisation d'une partie d'entre elles qu'on est en droit de se demander si les fournisseurs souhaiteraient réellement imposer des délais de règlement plus courts à leurs distributeurs", complète Michel Dietsch. Si son intention est louable, l'initiative européenne mériterait donc d'être assouplie en prenant en compte les spécificités de chaque secteur d'activité.

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