RAPPEL A L'ORDRE. Muriel Pénicaud, ministre du Travail, s'en est vertement prise aux entreprises du BTP qui décident de fermer leur activité du fait de la mise en confinement. Elle qualifie cette attitude de "défaitisme", alors que le pays traverse sa crise la plus grave depuis la seconde guerre mondiale.

Le torchon brûle entre les pouvoirs publics et certains acteurs du BTP qui appellent à la fermeture des établissements durant le confinement. C'est un sévère rappel à l'ordre que vient d'effectuer la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, interviewée ce matin du 19 mars 2020 sur LCI. Alors que les trois principales organisations professionnelles du secteur viennent de demander un arrêt temporaire des chantiers, le Gouvernement souhaite maintenir le maximum d'activité économique et ne pas prendre le risque d'une France à l'arrêt complet. "J'en appelle au civisme des entreprises", a-t-elle martelé, assurant être "scandalisée" de voir une antenne locale de la Capeb inciter, par courrier, ses adhérents à ne pas aller travailler. "Les entreprises qui se disent que l'État paiera et qu'elles n'ont pas à travailler ne sont pas dans une attitude de civisme."

 

Réaction de Patrick Liébus, président de la Capeb : "Ces propos sont scandaleux"

 

Contacté par Batiactu, le président de la Capeb Patrick Liébus estime les propos de Muriel Pénicaud "scandaleux". "Cela témoigne d'un mépris profond, et je pèse mes mots, pour ces artisans et ces salariés qui travaillent dans le bâtiment et n'ont jamais rien demandé." Il s'indigne également du fait que la Capeb soit visée nommément, alors même que les trois organisations, avec la FFB et la FNTP, étaient sur la même longueur d'ondes. "La filière mobilisée va réagir à ces propos", nous assure-t-il. "Pourquoi les artisans devraient aller travailler à l'heure où certaines usines sont fermées, où les travaux de Notre-Dame sont stoppés, ceux du Grand Paris express suspendus, à l'heure où dans certaines communes on interdit d'aller travailler ? La Capeb ne va pas en rester là par rapport à ce qui vient d'être dit par la ministre."

 

Le patron des artisans du bâtiment soupçonne l'État de ne pas vouloir dépenser trop d'argent sur le chômage partiel. "S'ils se sont trompés dans leurs calculs financiers par rapport à ce qu'ils ont promis, et qu'ils comptent sur les bons petits soldats du bâtiment pour aller au front, en prenant des risques inconsidérés pour leur santé mais aussi pour la santé de leurs clients..."

 

 

Des entreprises "défaitistes" ?

 

Elle est revenue plus longtemps sur le secteur du Bâtiment. "On nous explique qu'il est impossible d'y travailler parce que l'on monte à deux dans une camionnette et qu'il y est impossible d'y respecter la distance sanitaire minimale : mais pourquoi pas prendre deux voitures pour se déplacer ?" Puis, sur chantier, la ministre invite à travailler différemment de manière à ne pas être "côte-à-côte". "Les entreprises doivent faire une réunion avec leurs salariés de manière à trouver des solutions pour continuer l'activité", demande-t-elle, regrettant une attitude qu'elle n'hésite pas à qualifier de "défaitisme". "Les entreprises qui sans avoir discuté et réfléchi avec leurs équipes, se retirent, sont défaitistes."

 

Sur les réseaux sociaux, le témoignage parlant de Delphine Grémy, chef d'entreprise : "Mes gars, c'est comme ma famille"

 

Delphine Grémy, chef d'entreprise de la société de bâtiment éponyme, a détaillé sur les réseaux sociaux les raisons pour lesquelles elle a décidé de 'fermer boutique'. "C'est la première fois en 21 ans de chef d'entreprise que je suis contrainte de fermer les portes de ma boutique... Complètement fou quand on y pense, totalement contraire à nos gènes", explique-t-elle. Pourquoi cette décision ? "Pour mes salariés et uniquement pour eux. Car je n'ai pas les moyens d'assurer leur sécurité sanitaire pour l'instant, sans masque, sans liquide hydroalcoolique, sans gants, je ne peux garantir leur santé." Les situations à risque qu'elle a repérées sont par exemple les "trajets en camion par exemple (à 2 ou 3), les tâches de ports de charge à plusieurs, les travaux en binômes, les repas, même si par ailleurs parfois sur certaines tâches on peut respecter les distances...)". Pour elle, ses salariés, "c'est comme ma famille, certains sont avec moi depuis 20 ans".

"Me battre c'est dans les gènes, abdiquer et reculer, c'est pas pour moi !"

Elle conteste toute idée de défaitisme. "Me battre c'est dans les gènes, abdiquer et reculer, c'est pas pour moi ! [...] Ma conscience sanitaire et mon humanité pour mes hommes sont indissociables de ma responsabilité envers eux quand à la pérennité de leur emploi et donc de mon entreprise." Elle demande instamment aux pouvoirs publics d'aider les entreprises le plus efficacement et le plus rapidement possible. "Le confinement n'est qu'un détail pour nous, c'est le redémarrage que nous attendons, en bons entrepreneurs, nous sommes prêts à nous battre et à relever nos manches mais il ne faut pas nous trahir et il faut vite réagir. Le BTP ne peut pas attendre les délais de réaction et de paiement de l'administration française !"

 

Une lettre ouverte à Muriel Pénicaud : un "mépris sans précédent"

 

Jacques Chanut, président de la Fédération française du bâtiment (FFB), a réagi dans l'après-midi en publiant une lettre ouverte à Muriel Pénicaud, qualifiant les propos tenus sur LCI de "scandaleux". "Aucune de nos entreprises, aucun de nos artisans, ne se sont mis dans une position de tire-au-flanc face à la situation actuelle ! C'est la mort dans l'âme que nombre d'entre eux ont dû cesser leur activité et mettre leurs salariés à l'arrêt", peut-on lire dans ce document. Le patron de la FFB rappelle que le secteur a toujours soutenu l'emploi, se distinguant récemment par l'intégration "parmi ses effectifs de nombreux migrants, naufragés du conflit syrien". "Le mépris affiché à notre égard depuis hier par les pouvoirs publics, dans le contexte que nous traversons, est d'une déloyauté sans nom. Il est aussi sans précédent."

 

"Le chantage exercé par les Dirrecte est inqualifiable"

 

Interruption de la fourniture de matériaux, intervention des forces de l'ordre enjoignant à des salariés de quitter les lieux, clients refusant l'accès aux chantiers et inquiétude des salariés pour leur santé : autant d'éléments qui feraient que les entreprises du BTP "n'ont pas d'autres choix que de fermer", assure Jacques Chanut. La menace qui sous-tend cette passe d'arme tient également au droit au secteur de la construction de bénéficier des mesures récemment annoncées en matière de chômage technique. "Personne ne pourrait comprendre que les milliers de salariés de Bâtiment n'aient pas le droit au chômage partiel par principe. Le chantage exercé par les Dirrecte auprès de nos fédérations locales depuis plusieurs jours est inqualifiable." Le secteur appelle ainsi une fois de plus les pouvoirs publics à l'organisation d'une réunion "d'urgence" avec la médecine du travail et les syndicats pour trouver les bonnes procédures pour une continuation de l'activité, dans la mesure du possible. Rien ne prouve en effet que la responsabilité d'une entreprise de construction pourrait être engagée si l'un de ses salariés, envoyé sur le terrain en pleine pandémie, attrapait le virus.

 

Le même Jacques Chanut était intervenu sur France info ce 19 mars pour rappeler la complexité de la situation. Il avait formulé une nouvelle fois sa demande d'un arrêt de dix jours des chantiers, pour mieux tenir compte de la protection des salariés notamment. "Il y a deux problèmes", avait-il assuré. "Nos gars ne veulent pas y aller parce qu'ils ont entendu le discours du président de la République : 'Restez chez vous !'. Et deuxièmement, on a des sujets très techniques et précis dans notre secteur pour éviter le fameux 'un mètre'." Avant de citer plusieurs exemples concrets : "Comment fait-on pour porter des charges lourdes ? Comment fait-on quand on a cinq ou six personnes dans une camionnette pour aller sur un chantier ? Comment fait-on dans les cantonnements ? Et tout ça sans masque..."

 

La CGT construction préconise le droit de retrait si les mesures de prévention sont incomplètes

 

La Fédération des Scop du BTP a tenu également à réagir en fin de journée, appelant l'État à faire "arrêter tous les chantiers car il est de notre responsabilité de faire primer la sécurité des salariés BTP qui évoluent dans un environnement, le chantier, très vraisemblablement favorable à la propagation de l'épidémie". "Donnez-nous le temps de nous organiser et, comme nous sommes des gens courageux, nous rattraperons le retard pris le moment venu." Enfin, du côté des syndicats de salariés, l'analyse va dans le même sens. La CGT construction constate ainsi que dans la "quasi-totalité des chantiers", les gestes barrières et mesures de précaution ne peuvent pas être appliqués. "La FNSCBA ordonne, pour leur santé et celle de leur famille, aux salariés, si les règles édictées par le gouvernement ne sont pas respectées, à faire valoir leur droit de retrait", peut-on ainsi lire dans un communiqué de presse diffusé ce jeudi. "Nous rappelons et insistons, également, que les employeurs ont la responsabilité morale, juridique et financière de protéger les salariés sur les lieux de travail et lors des déplacements."

 

L'OPPBTP préconise l'arrêt des chantiers en l'absence des mesures de prévention

 

"Si les conditions de prévention ne sont pas remplies, l'OPPBTP recommande l'arrêt de chantier." L'Organisme professionnel de prévention du BTP a ainsi fait savoir sa position, à la suite de la demande par l'État de la poursuite des chantiers. Quelles sont ces conditions de prévention ? "Il est notamment nécessaire de repenser l'organisation des postes de travail en garantissant un éloignement minimum de 1 mètre entre les opérateurs et de respecter toutes les consignes du gouvernement." En cas de maintien des chantiers, l'OPPBTP dispose d'un site de mise en contact avec un spécialiste (accessible en cliquant ici).

 

Sur BFM Business, le 18 mars, Jacques Chanut avait aussi estimé que c'était un "scandale" d'imaginer que des entreprises du bâtiment tentaient de profiter du système exceptionnel d'activité partielle. "Il ne faut pas que l'inquiétude de nos entreprises se transforme en colère. Nous avons vraiment besoin que la pression redescende et que tout le monde se mette autour d'une table, même virtuelle, afin que nous définissions ensemble les conditions permettant à nos compagnons de revenir sur les chantiers, et ce en toute sécurité."

 

Ces derniers jours, de nombreuses entreprises ont fait savoir publiquement qu'elles cessaient toute activité.

 

Les architectes solidaires des entreprises de BTP, demandent des "explications claires"

 

Le Conseil national de l'ordre des architectes (Cnoa), contacté par Batiactu a souhaité apporter son soutien à la Capeb et à la FFB. "Conformément aux propos tenus par le président de la République et par le Premier ministre, la quasi totalité des chantiers de bâtiment ont été arrêtés et sécurisés", observe Denis Dessus, président de l'organisme, qui a publié une lettre ouverte adressée à Édouard Philippe. "Cela s'est fait dans la précipitation, mais avec beaucoup de sérieux et d'efficacité, avant le mardi 17 mars à midi avec le personnel encore disponible au sein des entreprises du BTP et de la maîtrise d'œuvre. La plupart des maîtres d'ouvrage ont demandé ou accepté, mais toujours compris, cette interruption, pourtant très complexe à gérer pour tous les acteurs." Face aux demandes gouvernementales de réouverture des chantiers, le Cnoa assure que la maîtrise d'œuvre ne sait plus comment conseiller les maîtres d'ouvrage, ni répondre aux demandes "légitimes" des entreprises et artisans "dont le personnel n'est d'ailleurs plus disponible". C'est pourquoi le conseil de l'ordre attend des "explications claires". "Nous nous devons d'organiser le maintien d'un service minimum d'intérêt général. Pour cela, les artisans, notamment les plombiers et électriciens, doivent répondront aux urgences des particuliers et à la maintenance et aux réparations au sein des établissements de service public qui le nécessitent", assure Denis Dessus. Les architectes s'affirment par ailleurs tout à fait disposés à intervenir, au besoin, dans la gestion de la crise pour sécuriser des chantiers et coordonner les interventions des entreprises.

 

L'Union des syndicats d'architectes français (Unsfa), jointe par Batiactu, se déclare également solidaire des demandes des entreprises de construction.

actionclactionfp