JUSTICE. Le pourvoi en cassation du major du BTP a finalement été rejeté par la juridiction judiciaire suprême dans le dossier du réacteur nucléaire de nouvelle génération en construction dans la Manche. Bouygues était poursuivi pour avoir employé sur ce chantier plusieurs centaines de travailleurs détachés dans des conditions jugées illégales.

Dans un arrêt rendu le 12 janvier 2021, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi que Bouygues avait formulé auprès de la juridiction judiciaire suprême dans le dossier de l'EPR (réacteur nucléaire à eau pressurisée de nouvelle génération) de Flamanville, dans la Manche, destiné à EDF. Le major du BTP était effectivement poursuivi pour avoir employé plusieurs centaines de travailleurs détachés dans des conditions jugées illégales, après s'être vu attribuer des marchés pour la construction de la centrale atomique et pour lesquels il a constitué une société en participation avec deux autres entreprises, société qui a ensuite sous-traité à un groupement d'intérêt économique. Ce dernier comprenait, entre autres, l'entreprise Welbond Armatures, et a lui-même fait appel à d'autres sous-traitants, parmi lesquels la société Elco Construct Bucarest et la société Atlanco Limited, spécialisée dans le travail temporaire.

 

 

Le manque à gagner de cotisations sociales non-versées se chiffre entre 10 et 12 millions d'euros

 

Le géant du bâtiment et des travaux publics a été condamné en première instance en juillet 2015, et sa condamnation a été confirmée en appel en 2017 : d'après nos confrères de Mediapart, Bouygues s'est ainsi vu infliger une amende de 29.950 euros, alors que l'État chiffre le manque à gagner de cotisations sociales non-versées entre 10 et 12 millions d'euros, pour la fourchette basse.

 

"Après une dénonciation sur les conditions d'hébergement de travailleurs étrangers, un mouvement de grève de salariés intérimaires polonais portant sur l'absence ou l'insuffisance de couverture sociale en cas d'accident, ainsi que la révélation de plus d'une centaine d'accidents du travail non-déclarés, et l'enquête menée par l'Autorité de sûreté nucléaire, puis par les service de police, les sociétés Bouygues, Welbond et Elco ont été poursuivies pour des faits compris entre juin 2008 et octobre 2012", rappelle la Cour de cassation dans son arrêt. Bouygues et Welbond avaient déjà été condamnées en appel pour avoir eu recours aux services d'Atlanco, laquelle avait "omis de s'immatriculer au registre du commerce et des sociétés et [avait] dissimulé l'emploi de salariés, faute d'avoir procédé aux déclarations préalables à l'embauche de salariés ainsi qu'aux déclarations relatives aux organismes de protection sociale appropriées". Mais Bouygues et Welbond ont aussi été reconnues coupables du chef d'accusation de "prêt illicite de main-d'oeuvre", en raison de leurs relations contractuelles avec Atlanco. Suite à quoi un pourvoi en cassation a donc été formulé par les accusés.

 

Fraude sociale et concurrence déloyale

 

Dans son verdict, la Cour de cassation confirme donc le jugement précédent : la société Elco est bien "coupable de travail dissimulé, après avoir constaté que, tout d'abord, la très grande majorité des salariés a été embauchée par la société dans le seul but de venir en France, sur le chantier de l'EPR, quelques jours avant leur départ, la plupart d'entre eux n'ayant pas travaillé ou ne travaillant que récemment pour la société Elco ; ensuite que l'activité de celle-ci dans son pays d'origine [la Roumanie, ndlr] est devenue accessoire par rapport à l'activité en France [...] ; enfin, que la gestion administrative des salariés dits détachés n'était pas assurée par la société roumaine, certains détachements ayant duré plus de 24 mois [...]".

 

Au bout du compte, Elco a eu, "en France, une activité habituelle, stable et continue, pour laquelle elle avait recruté, dans cette seule perspective, différents salariés, ce qui ne l'autorisait pas à se prévaloir de la législation sur les détachements". L'arrêt affirme donc que "l'objectif poursuivi par la société Elco a été, avant tout, la recherche d'un profit en jouant sur le coût du travail en Europe", et notant au passage que "cette fraude sociale [a] touché, d'une part les salariés concernés, d'autre part les sociétés françaises qui ont subi une concurrence déloyale".

 

Bouygues et Welbond avaient connaissance de l'illégalité du recrutement

 

Du côté de Bouygues et de Welbond, le chef d'accusation de "recours aux services de travailleurs dissimulés, mis à disposition par la société Atlanco" et de "prêt illicite de main-d'oeuvre" sont eux aussi confirmés. Sur ce dernier point, il semblerait même que le processus de recrutement ait suivi un cheminement pour le moins tortueux et opaque, illustration des dérives de la mondialisation dérégulée : une entreprise, basée en Irlande, a, "par l'intermédiaire de sa filiale chypriote Atlanco et d'un bureau de cette filiale en Pologne, mais n'ayant aucune activité dans l'un de ces trois pays, recruté des travailleurs polonais, en leur faisant signer un contrat rédigé en grec, en vue de leur mise à disposition de sociétés françaises, grâce à l'intermédiation de deux salariés, basés à Dublin et travaillant en France, de cette filiale chypriote, qui n'était pas immatriculée au registre du commerce et des sociétés".

 

Certes, Bouygues et Welbond ont bien demandé à Atlanco de leur fournir les documents administratifs relatifs aux intérimaires présent sur le chantier de Flamanville, entre autres le certificat A1, devenu entre-temps E101. Mais "sans en [avoir obtenu] une communication complète", elles ont "[poursuivi] l'emploi de travailleurs polonais pour lesquels ces certificats n'avaient pas été transmis". Face à un chantier qui a accumulé de lourdes pertes financières et un retard d'exécution "considérable", les besoins en main-d'oeuvre de Bouygues et Welbond se sont donc traduits par un recours "à des travailleurs intérimaires polonais [en connaissance des] conditions de leur recrutement et de leur présence sur le site". Un choix délibéré pour la justice, qui estime que l'appel à cette main-d'oeuvre temporaire s'est fait "en sachant que la société Atlanco ne respectait pas le cadre légal du travail temporaire".

 

Le tout avec "une certaine passivité des autorités françaises"

 

 

En conclusion, la juridiction judiciaire suprême valide les amendes infligées à Elco (60.000 €) et à Welbond (15.000 €), mais insiste également sur le rôle clé joué par le major du BTP dans cette affaire : "...[en] tenant compte de l'importance économique des sociétés en cause et d'une certaine passivité des autorités françaises, il apparaît que les amendes, modérées, prononcées par les premiers juges sont justifiées et peuvent être reprises dans leur approche, sauf à les adapter de façon plus différenciée, pour tenir compte du rôle éminemment moteur de la société Bouygues dans le déroulement de l'opération".

 

Contactée par Batiactu pour réagir à cette décision de justice, Bouygues n'a pas donné suite. EDF, qui n'a pas été inquiétée dans ce dossier, a également été sollicitée par la rédaction, mais n'a adressé aucun retour.

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