ENTRETIEN. L'architecte Alain Sarfati, membre de l'Académie d'architecture, livre à Batiactu son analyse de la révolte sociale des Gilets jaunes et de ce qu'elle sous-tend comme problématiques sociales. Logement, urbanisme, cadre de vie et identité visuelle sont autant de sujets qui doivent être réinvestis par la profession, selon l'architecte.

Batiactu : Vous avez communiqué sur le mouvement des Gilets jaunes et sur les problématiques sociales qu'il brasse. Selon vous, quel est le rôle de l'architecte à notre époque et dans la société actuelle ?
Alain Sarfati :
Il faut que les architectes se regardent dans la glace. Il ne suffit pas de se dire architecte pour faire de l'architecture. L'architecture, c'est une écoute, une démarche pour faire autre chose que de l'homogénéité. Des problématiques actuelles - ne serait-ce que le développement durable - nous imposent de réfléchir différemment. On ne peut pas continuer à proposer un archétype, des images qui sont toutes les mêmes. Mais il y a aujourd'hui beaucoup de difficultés à penser l'architecture différemment.

 

 

Dans ce cas, sur quelles bases le métier d'architecte devrait se réinventer ?
A. S. :
Il ne faut pas être dans l'effet de mode mais dans la pertinence du lieu où l'on se trouve : il faut prendre en compte le local dans la conception du projet. A l'heure actuelle, il n'y a plus de choix, plus de diversité, donc plus de création dans les projets architecturaux. La prise de risque fait pourtant partie de notre métier : elle se trouve dans l'écoute, et c'est pour cette raison qu'il faut sortir des schémas habituels. Tout le monde parle de co-construction, mais pour cela on doit produire des outils. Les architectes ont leur place, mais il faut qu'ils la prennent. C'est une opportunité formidable pour notre profession : produire différemment, de manière diversifiée, en étant attentif aux demandes des gens.

 

Au vu de votre discours, quel est votre regard sur la loi Elan ?
A. S. :
Elan ne me pose aucun problème. Les architectes doivent apprendre à parler d'architecture et ne pas faire de politique politicienne. Malgré tout, la réalité est que les entreprises ont pris la main : il n'y a plus de loi MOP. Les architectes ont creusé leur tombe en acceptant les contrats de conception-réalisation et en acceptant de ne plus être les économistes de leurs propres projets. La profession doit se remettre en question.

 

 

Comment ?
A. S. :
Il suffit d'écouter. Quand on parle de logement, la question est celle de l'appropriation du logement. Même si on comprend les tendances actuelles, on continue à produire exactement comme avant. Le souffle de l'expérimentation, de la véritable innovation des années 1990 s'est éteint. C'est symptomatique d'une formidable uniformisation du monde. Pour compenser cela, il faut que nous nous posions les bonnes questions. Par exemple, les gens sont amnésiques au sujet des matériaux biosourcés : les immeubles recouverts de végétation ont déjà été testés dans les années 1970, et ce fut une catastrophe au niveau de la dégradation des structures et de l'invasion d'espèces animales. Voyons comment on peut se positionner pour faire du logement dans lequel on peut bien vivre. Il faut qu'on reconstruise de la ville, qu'on recrée du lien social. Notre creuset, le modèle de la ville européenne, doit nous servir à réinventer notre architecture et ne pas être à la traîne des Américains dans ce domaine - les villes étasuniennes se sont construites autour de l'automobile, ils ne peuvent pas nous donner de leçons d'urbanisme. Il s'agit donc de repenser l'essence de la ville.

 

En quoi dressez-vous un lien entre les enjeux de l'architecture et le mouvement social des Gilets jaunes ?
A. S. :
Ceux qui cassent la ville ont tort de le faire car c'est la seule chose qu'on leur propose et la seule chose qu'on puisse partager. On ne sait pas faire mieux qu'une ville. Mais en fait, ils cassent ce à quoi ils ne peuvent pas accéder. Les lois de décentralisation ont modifié les règles du jeu, et je trouve aujourd'hui inacceptable que des élus locaux décident par exemple de ne pas construire un nouveau quartier en raison d'un trop grand nombre de recours ou de l'approche des élections municipales. Je souhaite que l'Etat, donc la collectivité au sens large, reprenne la main sur l'urbanisme et sur la politique de la ville. On ne peut pas dire une chose et ne pas s'en donner les moyens. Il s'agit donc de créer des secteurs prioritaires pour en faire des vrais quartiers.

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