URBANISME. La présentation des voeux 2020 de La Fabrique de la Cité, au sein de l'incubateur Leonard du major Vinci, a permis à plusieurs professionnels de l'urbanisme et des nouvelles technologies de s'exprimer sur le thème "Google sera-t-il le prescripteur de la ville de demain ?". Si les mastodontes américains du numérique sont devenus incontournables, les municipalités n'ont pas dit leur dernier mot pour autant.

Le fonds de dotation La Fabrique de la Cité, qui présentait ses voeux ce 30 janvier 2020 dans les locaux de l'incubateur Leonard, dans le XIIe arrondissement de Paris, a également profité de l'occasion pour organiser un débat sur le thème "Google sera-t-il le prescripteur de la ville de demain ?". L'occasion pour plusieurs professionnels et spécialistes de l'urbanisme, du numérique mais aussi du droit de s'exprimer sur la montée en puissance des GAFAM - Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft - dans le paysage, non seulement social, mais aussi politique et économique. Des échanges qui avaient été précédés par une présentation du projet mené par Sidewalk Labs, filiale d'Alphabet (maison-mère de Google), de créer un écoquartier baptisé "Quayside" sur les rives du lac Ontario, dans l'agglomération canadienne de Toronto - un projet présenté par Batiactu ici.

 

 

"La vraie question, c'est celle de l'occupation de l'espace public"

 

Parmi les intervenants du débat, Chantal Bernier, avocate-conseil du cabinet canadien Dentons spécialisée dans les questions de vie privée, est donc revenue sur cet exemple de projet mené par un mastodonte du numérique outre-Atlantique : "Les villes numériques sont dépendantes des partenariats publics-privés (PPP), qui rend les gouvernements municipaux très tributaires des géants de la technologie". Et de mettre en garde : "Le pouvoir, ce sont les données personnelles". La présidente de La Fabrique de la Cité, Cécile Maisonneuve, remet pour sa part en question le rôle de l'Etat dans l'urbanisme de demain, et même déjà d'aujourd'hui : "Je ne sais pas si je peux répondre que le prescripteur du logement aujourd'hui, c'est la puissance publique. Je dirais plutôt que c'est le marché. La vraie question, c'est celle de l'occupation de l'espace public."

 

Le concept du "wait and see", en bon français "attendre et voir", semble s'appliquer un peu partout dans le monde : des entreprises s'installent dans des agglomérations pour y implanter et développer leurs activités innovantes, à l'instar des trottinettes électriques en libre-service. Etant parfois amenées à profiter du vide juridique qui peut exister dans certains domaines, ces sociétés attendent ensuite de voir ce qui va se passer, guettant l'éventuelle réaction des pouvoirs publics. "A qui a-t-on affaire aujourd'hui ?", s'interroge Cécile Maisonneuve. "Google, c'est un investisseur avec de la publicité. Ces acteurs ne sont pas forcément malintentionnés car eux-mêmes sont, dans leur ADN, à la recherche de l'innovation technologique."

 

Le "techno-enthousiasme" a progressivement laissé place au "techno-scepticisme"

 

Pour Sébastien Soriano, président de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), il faut prendre encore plus de hauteur et reconsidérer la relation entre l'homme et son innovation : "La technologie devient un enjeu politique. On a vécu implicitement sur un paradigme selon lequel la technologie serait forcément positive. Or la technologie est neutre, elle n'est ni bonne ni mauvaise. Il faut en fait se demander comment elle est orientée, en fonction de tel ou tel acteur." Constatant, notamment au sujet des futures fréquences 5G pour le très haut débit mobile, que le "techno-enthousiasme" a progressivement laissé place au "techno-scepticisme", le président de l'autorité insiste sur l'encadrement à assurer une fois le cap indiqué : "On donne une direction puis des incitations pour y parvenir. Mais quelle gouvernance se donne-t-on pour y arriver ?" Le monde devrait en fait être perçu en trois dimensions, correspondant chacune à un acteur : le marché, l'Etat et les "communs". L'enjeu étant de faire cohabiter les trois sans les opposer, d'où le rôle d'une tierce structure : "Ce qu'il manque aujourd'hui, c'est un régulateur".

 

Ce à quoi Chantal Bernier a répondu : "La technologie est politique car il y a le danger d'appropriation des données personnelles. Cette dérive du public vers le privé est aujourd'hui dénoncée, comme à Toronto." Pour l'avocate spécialisée, on ne sait pas encore véritablement ce que font les GAFAM des données qu'ils collectent auprès de nos supports et des services y afférant. "Quand j'entends que les villes ne peuvent rien contre Google, je dis que c'est vrai et faux en même temps", rebondit Cécile Maisonneuve. Et de citer l'exemple de l'application Waze qui, au sein de l'aire métropolitaine de Lyon, n'est pas parvenue à distinguer les axes majeurs de transit et les axes secondaires, occasionnant des problèmes de circulation, comme cela a d'ailleurs été observée dans d'autres communes de l'Hexagone. Les calculs d'algorithmes, si novateurs soient-ils, ne peuvent pas toujours tout anticiper et adopter une réflexion pertinente. "Quand une ville a une doctrine et un objectif, elle peut changer les choses."

 

À la recherche d'un régulateur... que pourraient être les villes ?

 

 

C'est pourquoi, selon Sébastien Soriano, "les meilleurs régulateurs sont aujourd'hui les villes". "Les autres ont lamentablement échoué à imposer leurs conditions aux géants du numérique. Il y a eu un échec retentissant de toutes ces politiques de régulation. A l'heure actuelle, seules les villes arrivent à résister." Les règles élémentaires du marché économique, à savoir la loi de l'offre et de la demande ainsi que la concurrence entre acteurs économiques, devraient aussi faire disparaître nombre de problèmes. Et il ne s'agirait pas d'aller chercher un faux-coupable : "Internet va très bien, ce n'est pas le problème mais la solution", affirme le président de l'Arcep. "Internet est magique ! Le problème, ce sont ces grands acteurs qui s'érigent en contrôleurs d'Internet, allant à l'encontre de sa mission, qui est de rendre l'information accessible au plus grand nombre. Ce sont ces acteurs qu'il faudrait réguler."

 

Citant l'exemple du projet de ville numérique porté par Toyota au pied du mont Fuji, dans le centre du Japon, Chantal Bernier prévient : "On doit prêter attention à cette volonté du secteur privé". "Le jeu est incomplet aujourd'hui", insiste Sébastien Soriano, pointant du doigt l'absence d'un régulateur. "Je ne vois pas de barrière à un scénario dystopique." Mais la capacité de résistance des pouvoirs publics, surtout locaux, ne doit pas être sous-estimée : "Aucune ville n'a envie d'être celle qui se sera couchée devant une appli", note Cécile Maisonneuve. Au final, trois outils doivent garantir l'imperméabilité de la vie publique locale aux assauts des mastodontes américains du numérique, selon Chantal Bernier : "l'engagement des citoyens, les mécanismes juridiques protégeant les données personnelles et le fonctionnement de la démocratie locale". En conclusion, l'avocate canadienne assure que la puissance publique a encore plus d'un tour dans son sac : "La ville numérique ne peut se réaliser sans acceptabilité sociale. La barrière, c'est la démocratie."

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