AVIS D'EXPERT. Pour l'expert incendie mondialement reconnu José L. Torero, c'est la complexité grandissante des systèmes de façades et l'emploi de salariés poseurs pas assez compétents qui ont débouché sur le drame de l'incendie de la tour Grenfell. A l'ère des architectures priorisant l'efficacité énergétique, il faut repenser la stratégie de protection contre l'incendie, selon le spécialiste qui a exposé ce point de vue, le 18 octobre 2018, lors d'un colloque de la SFPE France.

Si l'incendie de la tour Grenfell, en juin 2017, a fait 72 morts, c'est qu'un système de façade trop complexe a été posé par des salariés probablement pas assez compétents pour installer correctement les produits. Et ce cas est représentatif d'un problème plus général, d'une ampleur mondiale, affectant le risque de propagation verticale des flammes en façade du fait du déploiement des isolations thermiques par l'extérieur (ITE). C'est l'essentiel du message qu'a souhaité faire passer José L. Torero, expert incendie de l'université du Maryland, auteur d'un rapport sur Grenfell dans le cadre de l'enquête publique officielle. Il était invité à s'exprimer, le 18 octobre 2018, par la Société des ingénieurs de la protection incendie (SFPE France), à Paris.

 

Pour résumer son point de vue, José Torero a introduit un concept de son cru : la "dérèglementation par l'incompétence". Elle résulte de deux évolutions qui se sont fait jour ces deux dernières décennies. "D'une part, nous poussons pour simplifier les réglementations, réduire les éléments qui créent des restrictions, cela pour développer le business de la construction." Autre élément : l'absence de possibilité de contrôler la qualité des intervenants, notamment des entreprises. "Nous avons grandement sous-estimé la complexité technique des systèmes de façade, et nous n'avons pas vu à quel point la compétence professionnelle devenait importante. En tant que client, comme m'assurer de qui est compétent ou non ? Aujourd'hui, n'importe qui peut faire le travail."

 

"Nous dessinons des immeubles que nous ne savons pas construire", José L. Torero

 


Et c'est là qu'intervient la dimension sociale du drame : si pour des banques ou des bâtiments emblématiques, les moyens sont mis et les meilleures entreprises sélectionnées, ce n'est pas forcément le cas sur des bâtiments d'habitations, qui plus est de logements sociaux. "Malheureusement, pour de tels bâtiments où les travaux doivent être faits rapidement, à très bon marché, avec des budgets très faibles, on a tendance à embaucher des gens qui coûtent moins, et qui n'ont pas nécessairement la compétence. Pourtant, la complexité de ces bâtiments d'habitations n'est pas moindre que les autres."

 

Pour illustrer cette complexité, José Torero a pris l'exemple des systèmes coupe-feux, dont un modèle était posé sur Grenfell mais n'a pas fonctionné. "Il s'agit de mettre un produit au milieu de la lame d'air qui crée une barrière [visant à couper cette lame d'air, NDLR]. Mais avec un système aussi complexe que celui-ci, plusieurs couches de produits, croyez-vous qu'il soit possible de combler tous les trous ? C'est impossible. De plus, en cas d'incendie, les matériaux se déforment et l'ensemble du système en est impacté ; des trous d'une largeur d'un mètre peuvent se former... La réalité, c'est que nous sommes en train de dessiner des immeubles que l'on ne peut pas construire, ni entretenir correctement. Tout marche bien sur le papier, mais la précision réelle des constructions n'est pas compatible avec cet idéal théorique." Il a ainsi rappelé qu'à Grenfell, la spécialiste Barbara Lane avait produit un rapport de 1.800 pages pour lister les défaillances techniques dans l'immeuble.

 

Depuis Grenfell, huit incendies similaires ont eu lieu

 

Manque de qualification des acteurs, mauvais contrôle des matériaux, simplification normative accélérée... Cette défaillance générale a eu pour effet de briser la pertinence de la stratégie incendie imaginée pour les bâtiments de grande hauteur dans les années 70 : le compartimentage, c'est-à-dire le maintien du feu dans une zone compartimentée, allié au fait de maintenir les habitants calfeutrés chez eux (sauf à l'étage où le sinistre a lieu). Et la mise en place de moyens pour écarter le risque de propagation verticale d'un sinistre. "A partir du moment où il y a propagation verticale, vous brisez toute cette stratégie, et les pompiers ne sauront pas comment intervenir", a remarqué José Torero. Ces derniers ont d'ailleurs été critiqués, au Royaume-Uni, pour avoir dit aux habitants de Grenfell de rester chez eux, appliquant la procédure, alors même que la tour s'embrasait totalement. Tout simplement parce que cette éventualité d'un feu se propageant si rapidement vers le haut et sur les côtés (cf encadré ci-dessous) n'était pas prévue.

 


La cause de l'ampleur du drame : la couronne située au sommet de la tour Grenfell

 

"Quel a été le problème spécifique à Grenfell ? C'est un cas assez unique, a détaillé José Torero. La plupart des incendies de ce type se propagent verticalement, arrivent jusqu'au sommet de l'immeuble, mais ont du mal à se propager de manière latérale. Or, à Genfell, il y avait en haut de l'immeuble une sorte de couronne esthétique, qui a permis une propagation latérale rapide une fois que le feu l'a atteinte. Les morceaux brûlants qui sont tombés de la combustion de cette couronne ont démarré des incendies partout, plus bas dans l'immeuble."

 

José Torero a en tout cas regretté que personne n'ait pris à bras-le-corps ce problème, pourtant connu depuis une vingtaine d'années. "Des centaines de bâtiments ont brûlé comme Grenfell de par le monde, assure-t-il. Et depuis ce drame, huit incendies similaires ont eu lieu." La vitesse de propagation des flammes sur la façade de la tour londonienne serait même, d'après lui, très lente, si on la compare à celle observée sur des cas similaires - comme celui de la tour Mermoz, à Angers.

 

L'architecture moderne est-elle compatible avec la sécurité incendie ?

 

Aujourd'hui, le défi qui se pose est donc celui de repenser la stratégie de protection contre l'incendie, en fonction des nouvelles architectures priorisant l'efficacité énergétique. "Le jour où on a décidé qu'il fallait diminuer les consommations des bâtiments, nous nous sommes mis dans une situation où il devient difficile d'éviter les propagations verticales de feux, a expliqué José Toréro. Est-ce que l'on doit enlever ce problème, et traiter le sujet de façon différente ? Faut-il accepter un certain risque de propagation verticale ? En tout cas, nous ne pouvons pas accepter ces images d'incendies majeurs que nous voyons."

 

"Si on vous demande de signer une solution pour un problème de façade, vous devez considérer avant de signer que si votre solution ne fonctionne pas, vous tuez 72 personnes."

 

Le souci, c'est que l'incertitude règne, selon le professeur, dans la mesure où les systèmes de tests en grandeur nature des matériaux et des systèmes ne sont pas totalement satisfaisants et ne sont pas la solution magique. "En tant qu'ingénieur sécurité incendie, j'ai besoin de connaître la vitesse de propagation des flammes sur un bâtiment. Qui peut me la fournir ? Qui peut me garantir que ces tests sont fidèles à ce qu'il se passera réellement, qu'ils m'auront bien fourni la vitesse de propagation des flammes, dans les conditions de la construction de l'immeuble, vingt ans après son entrée en service ?"

 

Pour lui, la question que chaque acteur prescripteur de la construction doit se poser, c'est : "Si on vous demande de signer une solution pour un problème de façade, vous devez considérer avant de signer que si votre solution ne fonctionne pas, vous tuez 72 personnes."

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