NUMÉRIQUE. Parmi ses nombreuses conséquences, le confinement sanitaire a fait bondir le télétravail et notamment l'utilisation des technologies numériques, d'après les chiffres de la plateforme collaborative Kroqi, composante du Plan BIM 2022. Antoine Duboscq, président de Wimi, la société éditrice du logiciel, revient plus en détails sur ces nouvelles tendances pour Batiactu.

Comme beaucoup d'autres Français, les professionnels du bâtiment se retrouvent "bloqués" chez eux depuis l'entrée en vigueur du confinement sanitaire à la mi-mars. Ce qui impose des changements d'habitudes pour la vie quotidienne, des déplacements au télétravail en passant par les modes de consommation. Et le secteur de la construction ne fait pas exception : d'après l'éditeur de logiciels Wimi, qui a mis au point la plateforme collaborative Kroqi, la crise du coronavirus aurait fait bondir le recours aux technologies numériques dans le bâtiment. L'activité de cet outil faisant partie intégrante du Plan BIM 2022 a plus que doublé en un mois, comme en témoignent ces chiffres établis entre le 13 mars et le 12 avril, en comparaison aux 30 jours précédents : le nombre d'utilisateurs quotidiens de Kroqi s'est envolé de 80%, avec désormais 25.000 professionnels "actifs", tandis que le nombre de documents enregistrés a été multiplié par deux, le nombre de messages échangés par 18 et le temps passé en audio ou en visioconférences par 20.

 

 

Editée par le Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), la plateforme Kroqi dispose d'un "socle fondamental" conçu et opéré par Wimi, qui en est en quelque sorte l'opérateur. L'outil est accessible gratuitement, un choix fait par l'Etat pour réduire la fracture numérique. Des "services métiers", conçus et opérés pour leur part par le CSTB, s'ajoutent régulièrement au socle collaboratif pour apporter un panel de fonctionnalités supplémentaires liées aux métiers du bâtiment : assistance dans la mise en oeuvre de protocoles, simulations, calculs spécialisés... Il s'agirait ainsi, en nombre d'utilisateurs et en niveau d'utilisateurs actifs, de la plus grande plateforme sectorielle française. Pour le président et cofondateur de Wimi, Antoine Dubosq, ces nouvelles tendances sont révélatrices d'une accélération de la transition numérique dans le secteur : par la force des choses, les "freins culturels" sont en train de tomber petit à petit.

 


Batiactu : Pour commencer, pouvez-nous nous présenter la plateforme Kroqi en quelques mots ? Quelles possibilités de travail offre-t-elle aux entreprises qui y recourent ?
Antoine Duboscq :
Kroqi est une plateforme collaborative, c'est-à-dire que l'idée est de faire en sorte qu'on puisse travailler à plusieurs sur un même projet, et sur ce projet, on va pouvoir partager des documents, on va pouvoir envoyer des messages, on va pouvoir communiquer à travers des conférences téléphoniques, on va pouvoir partager des listes de tâches et des agendas... Le but est que ce soit plus efficace, plus simple et plus sécurisé, car comme tout est rassemblé sur un même espace projet, l'entreprise a la maîtrise complète des flux sur ce projet, elle peut s'y référer si quelqu'un rejoint ou quitte l'entreprise. Les choses sont claires : les données appartiennent à l'entreprise. Les trois fonctions de travail sur Kroqi sont donc la production de documents, que ce soit des devis, des budgets, des commandes ou des réponses à des appels d'offres ; l'organisation, avec le partage d'agendas et de tâches ; et la communication, avec les messages instantanés et les conférences à l'oral ou en vidéo et les partages d'écrans.

 

Vous voyez qu'il n'y a pas forcément une unité de lieu dans cette collaboration, donc on peut très bien se trouver à distance, et je pense que c'est ce qui a fait aussi le succès, l'accélération depuis quelques semaines, de ces solutions. Avec le confinement, ceux qui ont des outils numériques de ce type, ceux qui étaient déjà embarqués sur Kroqi sont avantagés, parce qu'ils ont pu continuer à travailler presque sans difficultés. Evidemment, ça ne supprime pas la difficulté du confinement physique pour ce qui est des chantiers, mais en tout cas cela permet de continuer à échanger, à travailler, à s'organiser indépendamment du lieu où on se trouve.

 


Comment a évolué l'utilisation de la plateforme depuis son lancement ?
A. D. :
Kroqi a été lancée en mars 2018 par le ministre du Logement Julien Denormandie, à l'époque encore en mode test, parce qu'il fallait vérifier l'appétence des acteurs, ajuster beaucoup de choses, développer des services métiers du côté du CSTB... La plateforme n'est donc calée dans sa version pleinement opérationnelle que depuis le début de l'année 2019. On a fait un bilan d'étape à l'issue des deux ans : l'évolution de la plateforme est une pédale d'accélération sur la transition numérique du secteur, c'est-à-dire que les acteurs qui sont conscients que celle-ci est un enjeu important viennent sur Kroqi et découvrent une nouvelle manière de travailler avec cet outil ; ceux qui sont plus loin, qui se posent des questions mais sont quand même intéressés, viennent regarder, s'inscrivent, mais mettent un peu plus de temps à opérer la transition, car passer à de la collaboration numérique implique de revoir ses façons de travailler, en étant plus agile, plus souple - c'est une autre façon de faire.

 


Avez-vous le détail des catégories d'utilisateurs, des types d'entreprises recourant à Kroqi ? On sait que les artisans, les petites structures n'ont pas toujours le temps ou les compétences pour se servir de ces outils numériques...
A. D. :
Au début, ce sont essentiellement des structures installées qui sont venues, et plus récemment, sont arrivées des très petites structures. On a déjà plus d'un tiers de TPE parmi nos utilisateurs. Beaucoup de gens disaient que ça n'attirerait que les grandes et moyennes structures ; ce n'est pas le cas, ça l'a été au début, mais la crise sanitaire a eu un effet d'accélération là-dessus, car nécessité fait loi. Bien sûr, il reste un biais mais qui a tendance à se réduire, et il y a aussi beaucoup de structures ayant entre 10 et 30 salariés, qui restent des petites entreprises à l'échelle économique mais qui basculent malgré tout dans un modèle de travail avec plateforme digitale. Là où c'est plus difficile, c'est pour les entreprises de 0 à 5 salariés, les indépendants, bien qu'il y en ait également parmi nos utilisateurs. En réalité, on observe que la diffusion se fait aussi par le bouche-à-oreille, de manière virale : si vous avez un collègue, des gens autour de vous qui sont passés au numérique et utilisent ce genre d'outils, vous avez tendance à y passer beaucoup plus vite que si vous êtes isolé. C'est donc aussi un liant professionnel.

 


Comme dans d'autres secteurs d'activité ou même pour la vie quotidienne, la crise accélère donc, par la force des choses, les changements d'habitudes et les modes de fonctionnement dans le bâtiment ?
A. D. :
Peut-être que ce secteur a ses caractéristiques propres : il est notamment très fragmenté, il compte beaucoup de petits acteurs, il est très important pour l'emploi au niveau national, il est aussi très lié aux investissements de l'Etat et des entreprises... Je crois que c'est un secteur qui, à juste titre, fait l'objet d'une attention des pouvoirs publics, et c'était une bonne idée que de lancer il y a deux dans cette plateforme. Personne ne pensait évidemment qu'on connaîtrait la crise qu'on connaît aujourd'hui mais Kroqi se révèle être un amortisseur de cette crise, un amortisseur très bienvenu pour réduire l'impact négatif des arrêts d'activité qu'on est en train de connaître. Depuis le début du confinement, on a vu une différence nette entre ceux qui utilisaient déjà la plateforme, qui ont été avantagés car sachant se mouvoir dans un univers numérique ; ils en ont donc profité à plein, et ceux qui n'étaient pas très loin, qui avaient entrepris une démarche mais n'étaient pas encore utilisateurs actifs ; ceux-là sautent le pas et plongent dans la piscine. Ces derniers constituent encore la majorité des petites et microstructures, et vont venir dans les semaines et les mois qui viennent.

 

 

Il y a ceux aussi qui utilisent des outils numériques personnels en premier lieu, comme le smartphone et des applications de communication grand public, mais la limite est rapidement atteinte quand on collabore sur des projets à plus de 2-3 personnes. Quand on multiplie les projets ou qu'on augmente leur taille, ou qu'une petite structure est amenée à collaborer sur un projet plus vaste, ce qui est souvent le cas des artisans, les outils personnels posent alors des problèmes d'organisation. En général, le biais naturel des très petites entreprises est d'éviter, et on le comprend très bien, les plateformes professionnelles comme Kroqi car c'est un peu intimidant, et on préfère utiliser des outils personnels. Mais ils ne sont pas conçus pour une utilisation professionnelle : très vite, on ne va plus retrouver ses fichiers, les historiques vont être difficiles à gérer, la sécurité n'est pas garantie, les clients ne sont pas en confiance... Kroqi est donc là pour proposer un outil professionnel de confiance, structurant pour l'activité des artisans. Et sur le long terme, ça paye, même pour une microstructure.

 


L'utilisation de la plateforme étant gratuite, sur quels financements vous reposez-vous pour fonctionner ? Et si la crise fait fortement augmenter le nombre d'utilisateurs, ne risque-t-il pas d'y avoir un jour des contreparties financières ?
A. D. :
Dans le cas du Plan BIM 2022 et dans l'optique de réduire la fracture numérique, l'Etat a accordé des enveloppes qui ont permis de financer les travaux du CSTB et la constitution de la plateforme. Jusqu'à présent, Kroqi a donc été financée par subventions d'Etat. Par rapport aux enjeux du secteur, les montants sont relativement modestes mais il faut ceci dit être comptable des deniers publics et on verra ce que sera la politique de l'Etat pour les années qui viennent. Ce n'est pas à nous d'en décider, mais il me semble assez logique qu'il y ait une différenciation sur le long terme entre la gratuité, qui a pour but de réduire la fracture digitale, et une monétisation raisonnée pour d'autres types d'usages. Le but de la gratuité n'est ni éternel ni universel dans l'esprit de l'Etat, il est destiné à réduire la fracture numérique. C'est aux pouvoirs publics d'en juger, mais ce serait logique que les choses évoluent progressivement, sans freiner non plus la dynamique et l'utilité sociale - ce sont des arbitrages incombant à l'Etat.

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