JURIDIQUE. Le guide de l'OPPBTP pour la reprise des chantiers est paru le 2 avril dernier, et a été mis à jour à deux reprises depuis. S'il répond à de nombreuses questions, il en laisse d'autres en suspens. Explications avec Marie-Pierre Alix, avocat associé et Stéphanie de Laroullière, avocat pré-associé chez DS avocats

Le "guide de préconisations de sécurité sanitaire pour la continuité des activités de la construction en période d'épidémie de coronavirus covid-19", rédigé sous l'égide de l'OPPBTP, ayant reçu l'agrément des ministères de la Transition écologique et solidaire, de la Ville et du Logement, des Solidarités et de la Santé, et du Travail, a été publié le 2 avril 2020.

 

Ce guide a été modifié à deux reprises pour intégrer un nouvel avis de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) du 8 avril 2020 sur l'usage des masques alternatifs en tissu, puis le 27 mai 2020 afin d'intégrer les recommandations du Haut Conseil de Santé Publique du 24 avril 2020 et du protocole national de déconfinement pour les entreprises pour assurer la santé et la sécurité des salariés, publié par le ministère du travail, dans sa version du 9 mai 2020.

 

L'objectif affiché de ce guide était de lister les mesures dites "barrières" urgentes et spécifiques à mettre en œuvre pour permettre, le cas échéant, la poursuite ou la reprise des chantiers dans un cadre sanitaire strict, permettant d'assurer la santé des différents intervenants.

 

A défaut de pouvoir matériellement respecter les préconisations du guide, les entreprises devaient stopper ou ne pas reprendre leur activité.

 

En revanche, sauf à inviter les intervenants à une opération à renoncer aux pénalités applicables, ce guide ne règle aucunement les conséquences financières des retards ou suspensions de chantiers en lien avec la pandémie, survenues avant ou après sa parution.

 

Si des consensus ont pu être trouvés, les intervenants à l'opération et le maître d'ouvrage ne sont pas toujours parvenus pas à se mettre d'accord pour déterminer les conditions de la reprise pour défaut d'accord sanitaire, mais essentiellement pour défaut d'accord financier.

 

Une vague de contentieux résultant de ce constat est attendue dans les mois, années à venir.


Au plan sanitaire : le rôle exceptionnel donné au maître d'ouvrage


Le maître d'ouvrage d'une opération immobilière est par principe non sachant et incompétent techniquement.

 

Il est de jurisprudence constante que celui-ci ne doit, en outre, pas s'immiscer de manière fautive sur le chantier.

 

 

Or, il découle du guide susvisé que "le maître d'ouvrage formalise, après analyse, le cas échéant par le maître d'œuvre et le coordonnateur SPS (lorsque l'opération est soumise à ce dispositif), en accord avec les entreprises intervenantes, une liste des conditions sanitaires afin de s'assurer que les différents acteurs pourront mettre en œuvre et respecter dans la durée les directives sanitaires générales et les consignes complémentaires édictées dans ce guide".

 

Quelle valeur juridique doit-on donner à ce guide ?

 

En outre, en l'absence d'interprétation, notamment jurisprudentielle, le niveau d'implication du maître d'ouvrage dans le consensus à trouver avec les entreprises, le maître d'œuvre, ou encore s'il y a lieu le CSPS, afin de poursuite ou reprise d'un chantier, n'est pas connu.

 

Mais il est clair que le guide donne au maître d'ouvrage une responsabilité inédite sur le chantier, laquelle va bien au-delà de son rôle habituel.

 

Le maître d'ouvrage n'a pas a priori vocation à ordonner les mesures sanitaires à prendre permettant des conditions de travail assurant la santé et la sécurité des intervenants ; mais il doit, selon le guide, les "formaliser" et s'assurer que ces mesures pourront être mises en œuvre dans la durée.

"C'est au maître d'œuvre et/ou s'il y a lieu au CSPS, de s'opposer à la reprise d'une entreprise"

 

Il appartient, en effet, à chaque entreprise d'évaluer sa capacité à se conformer aux mesures barrières dispensées par le guide et de prendre les dispositions nécessaires.

 

C'est au maître d'œuvre et/ou s'il y a lieu au CSPS, de s'opposer à la reprise d'une entreprise, estimant que cette dernière ne justifie pas suffisamment être capable de respecter les mesures barrières.

 

Le maître d'ouvrage est également invité par le guide à désigner un référent Covid-19 chantier ; le guide est toutefois extrêmement flou sur les contours de sa mission, et ne permet pas d'appréhender la responsabilité pouvant en découler pour le maître d'ouvrage.

 


Au plan financier



- Le sort réservé aux pénalités

 

Dès le début de la crise, le gouvernement, en la personne de Bruno Le Maire, ministre de l'Économie et des Finances, a invité les maîtres d'ouvrage à ne pas rechercher la responsabilité contractuelle des entreprises, de leurs sous-traitants ou fournisseurs, lorsque ceux-ci ont dû suspendre leur activité quand les conditions d'exécution ne permettaient plus de garantir la santé et la sécurité des personnels présents sur les chantiers.

 

Le guide à ce sujet annonçait que le gouvernement pouvait prendre par ordonnance les mesures permettant de renoncer à l'application des pénalités applicables aux fournisseurs, intervenants du chantier et maîtres d'ouvrage privés, pour une période tenant compte de la durée de la période d'urgence sanitaire.

 

Le guide précise que ces mesures viendront notamment compléter celles déjà prises par l'ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020.

 

Sur ce point, l'ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020, modifiée par l'ordonnance n°2020-427 du 15 avril 2020, prévoit effectivement en son article 4 que "les astreintes, les clauses pénales, les clauses résolutoires ainsi que les clauses prévoyant une déchéance, lorsqu'elles ont pour objet de sanctionner l'inexécution d'une obligation dans un délai déterminé, sont réputées n'avoir pas pris cours ou produit effet, si ce délai a expiré pendant la période" juridiquement protégée.

 

Le cours et l'application de ces clauses sont également reportés ou, selon le cas, suspendus pendant cette période.

- Les sujets non réglés par le guide

 

Les autres conséquences financières de la pandémie, liées au retard ou à la suspension des chantiers, ne sont pas évoquées par le guide, ce qui est tout à fait regrettable.

 

Les conséquences financières de deux périodes sont à envisager, à savoir :

 

- celle du confinement, à compter du 16 mars dernier jusqu'au 2 avril dernier, date de publication du guide, qui est une période de flou ;
- puis celle d'après le 2 avril 2020, sous l'égide dudit guide, lequel comme ci-avant exposé ne règle pas toutes les questions d'ordre financier.

 

Qui va prendre en charge le coût des nouvelles mesures de sécurité sur le chantier (nettoyage régulier au moyen de désinfectant, fourniture de masques, mise à disposition de solutions hydroalcooliques, etc.) ?

 

Qui va prendre en charge le coût du référent covid-19 par l'entreprise, ou encore le coût de la mise à jour du PGC par le CSPS ?

 

Qui va prendre en charge les effets du ralentissement des travaux lié au fait de limiter le nombre d'ouvriers sur le chantier, et les conséquences en terme de planning (sur les autres intervenants au chantier, sur le décalage de la livraison, ou de la mise en exploitation de l'immeuble, etc.) ?

"Se posera naturellement, au plan juridique, la question de la force majeure"

 

Ces sujets devront être abordés avant la reprise des travaux, pour être réglés par voie d'avenant ou surgiront lors de l'établissement des comptes avec un risque important de contentieux.

 

Se posera naturellement, au plan juridique, la question de la force majeure, telle que définie par l'article 1218 du code civil ; étant précisé que la jurisprudence en matière de pandémie n'a jamais été en faveur de l'application de la force majeure.

 

L'épidémie covid-19 étant inédite compte-tenu des mesures sanitaires et de confinement sans précédent ordonnées par le gouvernement, la tendance jurisprudentielle judiciaire en matière d'épidémie pourrait bien s'inverser, mais peut être uniquement pour la période de flou qui a couru entre le début du confinement et la publication du guide.

 

La théorie de l'imprévision décrite à l'article 1195 du code civil pourrait également être massivement utilisée par les différents intervenants à une opération, cet article permettant à une entreprise de solliciter la renégociation de son contrat, tant dans son prix, que dans son délai d'exécution, même dans un marché à forfait, dans l'hypothèse d'un changement imprévisible au moment de la signature du marché, rendant l'exécution de ce marché excessivement onéreuse pour l'un des cocontractants.

 

Cet article n'est, toutefois, pas d'ordre public, de sorte qu'il est possible d'y avoir dérogé aux termes du marché de travaux.

 

L'article 9.3 de la norme Afnor NF P03-100 envisageant l'application de la variation des charges légales et/ou réglementaires pourra également être invoqué par l'entreprise si le marché renvoie expressément à la norme AFNOR et ne déroge pas à cette clause.

 

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A défaut de consensus trouvé entre le maître d'ouvrage et les différents intervenants à une opération immobilière, seul le recours au juge, ou si cela est prévu contractuellement, à un mode alternatif de règlement des litiges (arbitrage, méditation, expertise amiable), permettra de régler les différents au plan sanitaire et/ou financier.

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