RAPPORT. La Cour des comptes s'est penchée sur "l'aval du cycle du combustible nucléaire", objet d'une enquête qui a débouché sur plusieurs recommandations pour la filière atomique française. Parmi celles-ci, une réévaluation des coûts du traitement des déchets, une harmonisation des scenarii et une meilleure intégration du nucléaire dans les projections politiques comme économiques. Détails.

La Cour des comptes a consacré un rapport sur "l'aval du cycle du combustible nucléaire" en s'intéressant plus particulièrement aux politiques publiques relatives à l'énergie atomique et surtout à l'épineuse question du traitement des déchets radioactifs. Les coûts de la filière ont également été passés à la loupe par l'institution napoléonienne, qui regrette par ailleurs que le sujet, certes technique mais aussi polémique, du stockage et de la valorisation des combustibles usés ait été longtemps absent du débat public.

 

 

Avant de se lancer plus avant dans le dossier, il convient de rappeler quelques faits et chiffres-clés : 72% de la production électrique tricolore sont assurés par les 58 réacteurs nucléaires de l'Hexagone. Dans ces centrales, le combustible employé est majoritairement issu de l'uranium naturel. "Les différentes étapes de fabrication, de mise en oeuvre, de retraitement, de recyclage, etc, de ce combustible sont désignées par le terme de 'cycle du combustible nucléaire'", expliquent les Sages dans leur rapport. "On parle d'amont du cycle pour la partie allant de l'extraction du minerai d'uranium jusqu'à l'utilisation du combustible dans un réacteur, et d'aval du cycle pour la partie débutant à la sortie du combustible irradié du réacteur et s'achevant avec le stockage définitif de déchets radioactifs issus de la gestion de ces combustibles usés." Et c'est bien cet aval du cycle atomique qui a été passé au peigne fin par la Cour des comptes, en raison de ses problématiques économiques et environnementales et donc des forts enjeux qu'il brasse.

 

Dans le rapport, il est notamment recommandé de consacrer des sommes conséquentes à la modernisation des centrales - c'est l'objectif du grand carénage lancé par EDF - et à la construction de sites destinés à accueillir les déchets issus de la filière. De plus, la Cour reproche aux pouvoirs publics de n'avoir pas assez exposé ces différents aspects au grand public, notamment dans le cadre de la Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE), présentée en novembre 2018 par le président de la République Emmanuel Macron mais qui pourrait bien faire l'objet de réajustements. Au final, c'est donc une meilleure coordination entre l'amont et l'aval du cycle que préconise l'institution.

 

"Des investissements importants - sur le parc actuel de réacteurs ou dans les installations d'entreposage des matières et déchets - doivent donc être réalisés au cours de la prochaine décennie", indique la Cour des comptes. "Il est nécessaire qu'ils tiennent compte des effets de rétroaction entre l'amont et l'aval du cycle. La discussion sur les alternatives possibles pour ces investissements n'a pas eu lieu lors du débat public de 2018 sur la PPE et les choix proposés dans le projet publié en janvier 2019 reposent sur des arbitrages qui n'ont pas été expliqués au grand public. Une plus grande transparence sur ce sujet permettrait d'apprécier pleinement la place qu'occupent les questions liées à l'aval du cycle du combustible parmi les déterminants des choix d'évolution des infrastructures nucléaires."

 

Prendre en compte les investissements dans les sites d'entreposage, mais aussi les coûts de reconditionnement des déchets radioactifs les plus anciens

 

L'enquête a aussi mis en avant un besoin d'expertise consolidée sur le long terme, en se focalisant sur la nécessaire anticipation de l'augmentation des volumes des matières radioactives et de leur coût de traitement. "Le retraitement des combustibles usés n'empêche pas la présence sur le territoire d'importantes quantités de substances radioactives qu'il faut gérer", préviennent les Sages. "De fait, les opérations relatives à l'aval du cycle comportent, d'une part, l'entreposage provisoire de matières radioactives, en attente de leur valorisation et, d'autre part, le stockage définitif des déchets radioactifs, qui ne sont pas valorisables." D'après les données de la Cour, on a comptabilisé fin 2016 en France plus de 400.000 tonnes de métaux lourds de matières radioactives et 1.620.000 m3 de déchets radioactifs. Dans le détail, environ 91% de ces derniers sont classifiés comme de "très faible activité" ou de "faible ou moyenne activité à vie courte" ; d'autres, en revanche, sont considérés comme de "haute activité à vie longue", autrement dit présentant une forte radioactivité et contenant des "radioéléments dont la durée de vie peut atteindre plusieurs centaines de milliers d'années". Bien que ces déchets de haute activité ne représentent qu'à peu près 0,2% du total des déchets radioactifs présents en France, ils pèsent tout de même pour 95% de la radioactivité totale de ces déchets.

 

Se pose avec d'autant plus de force la question des enveloppes consacrées au stockage et à la valorisation (lorsqu'elle est possible, évidemment) de ces combustibles usés. Le rapport de la Cour des comptes nous indique que les investissements cumulés se sont chiffrés à 255 millions d'euros entre 2014 et 2017 pour les sites majeurs d'entreposage ; une somme qui pourrait grimper à 1,4 milliard d'euros sur la période 2018-2030, puis culminer à 3 milliards d'euros entre 2030 et 2050. Mais l'aspect financier ne se limite pas à cela : "A ces coûts s'ajoutent les coûts de reconditionnement et d'entreposage des déchets radioactifs dits 'anciens' (dont certains datent de plus de 50 ans), dont le conditionnement ne correspond plus aux exigences actuelles de sûreté. Le montant total des opérations à venir de reprise de ces déchets, qui a été fortement réévalué ces dernières années, s'élève, pour le CEA [Commissariat à l'énergie atomique, ndlr], EDF et Orano [anciennement Areva], à 7,8 milliards d'euros au 31 décembre 2017. Les deux tiers de ce montant incombent au CEA."

 

 

Et le projet Cigéo dans tout ça ?

 

Concernant les sites de stockage des déchets atomiques, il en est un qui fait déjà beaucoup parler de lui : le projet d'entreposage des déchets de haute et moyenne activité à vie longue, en couche géologique profonde, baptisé Cigéo (Centre industriel de stockage géologique), et localisé près de la commune de Bure, à la frontière entre la Meuse et la Haute-Marne, non loin du centre de recherches de l'Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs), à l'origine du projet. Il s'agit en fait de la première mise en oeuvre de ce type de stockage, considéré à l'heure actuelle comme la meilleure solution à l'échelle planétaire. Le site sous-terrain abritera les déchets à une profondeur de 500 mètres pendant plusieurs centaines de milliers d'années, sur une superficie de 15 km² composée de galeries souterraines. La durée d'exploitation - c'est-à-dire la période où le site sera progressivement rempli de déchets - de Cigéo sera de 120 ans, et son coût a été estimé à 25 milliards d'euros en 2016.

 

 

 

Politiques, industriels et contexte économique impactent la question des déchets

 

En outre, "le total des charges brutes futures de gestion des matières et déchets radioactifs ainsi que des combustibles usés s'élève, fin 2017, tous exploitants confondus, à 69 milliards d'euros", d'après la Cour des comptes. Des charges "en forte augmentation", puisqu'elles bondissent d'environ 40% en comparaison à 2013. On le voit, la question économique et financière du cycle aval de la filière nucléaire française ne peut être ignorée, d'autant plus qu'il subsiste encore de nombreuses incertitudes sur le devenir des matières radioactives. C'est notamment sur le plan juridique que les difficultés se cristallisent cette fois : les propriétaires des substances radioactives ont la responsabilité de la qualification - via le statut - de leurs déchets, pour les considérer comme valorisables ou non-valorisables.

 

Les politiques publiques, les stratégies industrielles, l'évolution technologique, la conjoncture économique... sont autant de facteurs qui entrent en ligne de compte pour la qualification juridique des matières. "Depuis 2016, les ministres chargés de l'énergie et de la sûreté nucléaire peuvent procéder à une requalification des matières en déchets et des déchets en matières", note la Cour des comptes. "Cette possibilité, qui n'a pas encore été mise en oeuvre, devrait reposer sur une doctrine partagée avec les exploitants, fondée, par exemple, sur l'adéquation entre les perspectives industrielles de valorisation et les quantités de substances détenues et à détenir." De l'avenir d'une filière tout entière dépend donc des considérations juridiques et une classification technique qui en découle.

 

"Cette clarification est d'autant plus souhaitable que des incohérences existent entre la classification des substances radioactives par les exploitants d'une part, et les décisions prises par ces mêmes exploitants, relatives aux charges et provisions de gestion de ces substances d'autre part."

 

10 recommandations formulées par les Sages à destination des acteurs du nucléaire français

 

In fine, l'institution de la rue Cambon dresse une liste de 10 recommandations destinées aux différents acteurs de la filière atomique tricolore.

 

- A destination de la Direction générale de l'énergie et du climat (DGEC) et de l'Andra, horizon 2020 : estimer le coût de Cigéo pour chacun des quatre scenarii de l'inventaire national des matières et des déchets radioactifs.

 

Horizon 2020 : Mettre à jour les coûts du scénario de référence de Cigéo en prenant en compte de manière plus réaliste les risques et opportunités du projet.

 

Horizon 2021 : compléter l'inventaire national par le rapprochement entre les capacités d'entreposage et de stockage et les quantités actuelles et prospectives de matières et de déchets.

 

- A destination du ministère de la Transition écologique et solidaire, horizon 2019 : préciser la doctrine d'emploi, par les ministres chargés de l'énergie et de la sûreté nucléaire, de l'article L. 542-13-2 du Code de l'environnement relatif à la qualification des substances radioactives en matières ou déchets.

 

Horizon 2019 : renforcer la capacité de contre-expertise des données et études des exploitants et de réalisation d'études coûts-bénéfices de scenarii d'évolution de la filière électronucléaire.

 

Horizon 2020 : allonger la période de mise en oeuvre du PNGMDR en tenant compte du retour d'expérience du premier débat public.

 

- A destination de la DGEC et de la Direction générale du Trésor, horizon 2019 : refléter la perspective industrielle réelle de valorisation des matières radioactives dans la constitution des provisions et actifs dédiés.

 

- A destination de l'Andra, horizon 2020 : définir les jalons, dans la réalisation du projet Cigéo, qui devront donner lieu à une actualisation de l'inventaire de référence, notamment dans le cas d'un stockage des MOX et URE usés.

 

- A destination de la DGEC, horizon 2019 : expliciter, dans les débats publics sur la PPE et le Plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), les interactions entre l'amont et l'aval du cycle du combustible nucléaire.

 

Horizon 2019 : harmoniser les scenarii prospectifs de l'inventaire national des matières et des déchets radioactifs, des dossiers "impact cycle", de la PPE et du PNGMDR, en identifiant notamment un scénario de référence qui leur soit commun.

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