Dans son édition datée du mercredi 25 juillet, le quotidien Le Monde publie l'intégralité de l'ordonnance d'incompétence rendue par les juges chargés de l'enquête sur le marchés publics d'Ile-de-France.
Ce document étonnant est le fruit d'une enquête de 4 ans. Il dévoile en détail la façon dont des entreprises comme Bouygues, GTM, Fougerolles, Dumez et plusieurs autres ont été contraintes de négocier avec les partis politiques pour remporter les marchés.

Une fois de plus, une enquête sur le financement des partis politiques se termine dans une impasse. Mais cette fois, en se déclarant " incompétents " dans l'affaire des voyages de Jacques Chirac - payés en liquide entre 1992 et 1995 - les juges Armand Riberolles, Marc Brisset-Foucault et Renaud Van Ruymbeke ont permis de mettre au grand jour " un large système corruptif " de financement des partis politiques, et principalement du RPR .

En effet, si cette ordonnance d'incompétence rendue le 17 juillet est le résumé de l'enquête sur les fameux voyages du président de la République, elle consigne surtout en détail les éléments de quatre années d'enquête sur les marchés des lycées d'Ile-de-France. Ainsi, pour les juges, l'affaire des voyages de M. Chirac et celle des marchés publics ne font qu'une : celle d'un " un système organisé de financement des partis, et de corruption ".

L'intégralité de ce document est disponible sur le site internet Lemonde.fr, mais vous trouverez ci-dessous quelques morceaux choisis, dont les témoignages de plusieurs responsables d'entreprises de BTP.

Le marché des lycées d'Ile-de-France

" Les investigations entreprises concernent principalement un système d'entente organisée entre les entreprises qui ont obtenu et réalisé entre 1989 et 1995 des marchés de construction, réhabilitation et entretien de lycées et autres établissements scolaires relevant de la compétence régionale, et dont l'ensemble représente une dépense d'environ 23,4 milliards de francs pour la collectivité. De nombreux éléments démontrent que tout ou partie de ces marchés ont été attribués par les instances régionales en violation des dispositions du code des marchés publics. Les entreprises ont été à tour de rôle favorisées les unes par rapport aux autres et, selon les chantiers concernés, suivant un "tour de table" préétabli par leurs dirigeants respectifs destiné à faire en sorte que soit respectée une répartition "équitable" entre les entreprises et groupes d'entreprises intéressés ". (...)

" Le principe de l'existence de ces ententes a été admis par les responsables des entreprises et l'assistant au maître d'ouvrage (AMO) qui les mettaient en oeuvre, ainsi que par les principaux responsables du conseil régional qui en étaient informés et souhaitaient qu'une sorte d'équilibre économique s'instaure pour réaliser ce vaste programme ". (...)

" L'information a permis d'établir qu'il était convenu que 2 % du montant des marchés des lycées seraient versés par les entreprises attributaires à différents partis politiques, soit sous la forme du financement "officiel" prévu par la législation en vigueur à l'époque (loi du 15 janvier 1990), soit sous des formes occultes (paiement en espèces, emplois fictifs) ". (...)

" L'existence de cet accord et le financement effectif des partis politiques en conséquence de l'obtention des marchés des lycées ont été admis par nombre de responsables des entreprises attributaires, même si certains ont déclaré avoir refusé de céder à la sollicitation de verser les 2 % qui leur était faite.
Tel a été le cas des représentants des entreprises suivantes : Sicra, Baudin Châteauneuf, GTM, Bouygues, Nord-France, Dumez, Chagnaud, CBC, Fougerolles ". (...)

" Il ressort du dossier qu'il existait une clef de répartition des 2 % : 1,2 % pour Ie Rassemblement pour la République (RPR) et le Parti républicain (PR), 0,8 % pour le Parti socialiste (PS) ". (...)

" Pourtant, plusieurs protagonistes du dossier ont déclaré, à propos des 2 %, qu'il s'agissait d'un "secret de Polichinelle" : Léon Nautin, de l'entreprise Nord-France, Martine Mariez, de l'entreprise Chagnau, Pierre Pommelet, Christine Lor ". (...)

" Il a été établi que ces marchés ont également donné lieu à des versements en espèces et qu'ils ont généré quelques emplois fictifs ". (...)

" Les dirigeants de la société Baudin Châteauneuf avaient prévu de rémunérer le sénateur et maire de Villemomble, Robert Calmejane, qui devait recevoir 40 000 francs afin de faciliter le choix de leur entreprise pour obtenir le marché du lycée de cette localité. Une partie des fonds ayant été détournée par ceux qui devaient les lui remettre, le sénateur aurait perçu une enveloppe de 25 000 francs ou 30 000 francs fin 1989, par un cadre de Baudin Châteauneuf. Il aurait également reçu 100 000 francs d'un dirigeant d'un bureau d'étude. Robert Calmejane a nié ces faits malgré les déclarations concordantes de neuf cadres de diverses entreprises ayant travaillé pour la construction du lycée de Villemomble ". (...)

Le RPR au coeur du système

" Les présidents successifs du conseil régional, Pierre- Charles Krieg puis Michel Giraud, étaient membres du RPR. L'ensemble des protagonistes ont indiqué que le RPR avait un rôle prépondérant dans le système de financement qui vient d'être décrit et qu'il se réservait la part la plus importante du produit .
Le RPR était présidé, de 1976 à 1994, par M. Jacques Chirac, qui a exercé les fonctions de premier ministre de 1974 à 1976, puis de 1986 à 1988. De 1977 au printemps 1995, M. Jacques Chirac a également été maire de Paris.
Au cours de cette période, le maire de Paris a été assisté par Michel Roussin comme chef de cabinet, puis comme directeur de cabinet. Celui-ci n'avait pas de fonctions officielles au sein du RPR, mais il a été décrit par de nombreux protagonistes du dossier comme ayant joué un rôle central dans la mise en place et le fonctionnement du dispositif de financement des partis politiques, et plus particulièrement du RPR". (...)

" Un certain nombre d'entrepreneurs ont également mis en cause Michel Roussin :
- Pierre-Michel Chaudru, cadre dirigeant de Sicra, après avoir confirmé l'existence des 2 % et que ses interlocuteurs respectifs au RPR et au PR étaient Louise-Yvonne Casetta et Jean-Pierre Thomas, a déclaré : "Par la suite, Mme Louise-Yvonne Casetta se référait à Michel Roussin lors des discussions que nous avions sur le financement du RPR en relation avec les METP. Elle disait rendre compte de son action à Michel Roussin. Concernant Jean-Pierre Thomas, je ne sais plus s'il se prévalait de Michel Roussin ou de Gérard Longuet, voire des deux."
- Les dirigeants successifs de l'entreprise Chagnaud, Philippe Fleury, Jean-Pierre Génin, Martine Mariez, ont également impliqué Michel Roussin par leurs déclarations.
Philippe Fleury a ainsi expliqué qu'il avait, à la demande de Michel Roussin, recruté pour un emploi fictif Patrick Segal : "J'avais dit à Michel Roussin que je n'en avais pas les moyens, sauf si cela pouvait être imputé sur les 2 % que je devais verser sur les lycées de la région Ile-de-France. Michel Roussin a accepté."Philippe Fleury a également décrit les pressions qu'il subissait de Louise-Yvonne Casetta pour payer les 2 %.
- Jean-Pierre Génin, le successeur de Philippe Fleury chez Chagnaud, a déclaré, le 20 septembre 2000 :
"... En 1991, après avoir pris mes fonctions, j'ai été appelé au téléphone par Mme Casetta, que je ne connaissais pas et qui s'est présentée comme appelant au nom du RPR. Je précise que, bien que membre de ce mouvement politique depuis 1976 et de l'UNR depuis 1965, je n'avais jamais entendu parler de Mme Casetta, ni d'ailleurs de Michel Roussin, jusqu'à ce que Philippe Fleury me le présente, six mois avant qu'il ne parte de Chagnaud. A l'époque, l'objet de la démarche de Philippe Fleury était de rappeler à Michel Roussin, qui s'occupait des marchés et qui suivait les relations avec les entreprises pour la Ville de Paris, que nous existions et que nous avions la capacité de faire des réalisations. Lorsque Mme Casetta m'a appelé, elle m'a dit qu'elle souhaitait me voir, qu'elle travaillait avec M. Michel Roussin et qu'elle considérait l'entreprise Chagnaud comme une entreprise professionnelle avec laquelle elle souhaitait maintenir des contacts. Deux semaines plus tard, elle m'a à nouveau appelé et m'a dit : "Vous venez d'avoir Limours, il faut que je vous voie." J'étais surpris car nous avions effectivement candidaté pour le lycée de Limours, mais j'ignorais que nous avions été désignés. Je suis donc allé au rendez-vous dans son bureau au siège du RPR, rue de Lille. J'ai décrit ce bureau lors de mon audition à la police.
"Mme Casetta m'a dit que nous lui devions 500 000 francs et que nous avions un engagement dans ce sens. Je me souviens qu'elle avait une attitude autoritaire. J'ai refusé. Je me souviens qu'elle souhaitait un versement en espèces et qu'il ne s'agissait donc pas d'un financement dans le cadre des dispositions de la loi de 1990. Il était absolument clair que cette somme était liée à l'obtention du marché du lycée de Limours. (...) Michel Roussin m'a convoqué dans son bureau de l'Hôtel de Ville. J'ai oublié la date, mais je me suis rendu dans son bureau de directeur de cabinet du maire. Mme Casetta se trouvait là, assise sur le côté gauche du bureau, et M. Michel Roussin a pris la parole pour me dire qu'il fallait que je règle les 500 000 francs correspondant au marché de Limours."Je me souviens que M. Roussin m'a en quelque sorte fait la leçon, en me disant qu'un entrepreneur devait savoir régler ce genre de problème. Michel Roussin est un homme assez impressionnant, et j'ai eu l'impression qu'il considérait qu'il avait affaire à un récalcitrant. Je pense même que, après l'échec de Mme Casetta, la convocation par M. Michel Roussin était l'expression d'une pression maximum. Michel Roussin m'a précisé qu'il faudrait verser la somme en espèces, sans toutefois suggérer la méthode à utiliser pour sortir cette somme. Michel Roussin présentait la chose comme une sorte de dette consécutive à des engagements antérieurs de l'entreprise et conséquence de l'obtention du lycée de Limours. Je me souviens qu'il m'a dit : "Vous avez eu le lycée de Limours, donc vous devez 500 000 francs." J'ai refusé, et d'ailleurs, en ce qui me concerne, je n'avais pris aucun engagement. Michel Roussin a ensuite essayé de me convaincre en réduisant la somme à 300 000 francs puis à 200 000 francs. J'ai maintenu mon refus, et la discussion s'est arrêtée rapidement."
" (...)

L'office de HLM de Paris

" Les 21 et 22 septembre 2000 a été publié par le journal Le Monde le texte de l'enregistrement d'une cassette vidéo contenant les "confessions" posthumes de Jean-Claude Méry ". (...)

" Le contenu de la cassette est un quasi-monologue. Jean-Claude Méry y décrit son rôle dans le financement du RPR par les entreprises attributaires de marchés publics par l'office des HLM de Paris. Il met à plusieurs reprises en cause Michel Roussin comme ayant joué un rôle central dans le dispositif de financement occulte du RPR, et évoque le rôle de Louise-Yvonne Casetta. Il évoque aussi des remises d'argent liquide et des emplois fictifs, en des termes qui sont en concordance avec les éléments réunis au cours de l'information : "Je dirais que, à Michel Roussin, en direct, j'ai versé, bon an, mal an, un peu plus de 5 ou 6 millions en liquide, près de 10 en liquide, directement à Paris, et quasiment la même chose en Suisse. Il faudra rajouter pour Michel Roussin un nombre impressionnant d'élus, divers et variés, de droite ou de gauche, embauchés à la demande de Michel Roussin dans toute une série d'entreprises de gros oeuvre ou de second oeuvre, leur assurant un salaire et faisant que ces gens-là ou leurs épouses pouvaient travailler pour le RPR sans autres soucis."
Jean-Claude Méry évoque également une remise de fonds à Michel Roussin, qui aurait eu lieu en présence de M. Jacques Chirac entre 1986 et 1988.
Jean-Claude Méry décrit la remise de fonds en espèces, 3 millions de francs en trois ans, à Michel Giraud avec l'accord de Michel Roussin, et des interventions sur les marchés du conseil régional, les Palulos, les marchés relatifs au chauffage des lycées ".

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