REPRISE DES CHANTIERS. Deux guides de préconisations de reprise des chantiers sont parus à quelques semaines d'intervalles, réalisés par l'OPPBTP et le Conseil national de l'ordre des architectes. Les deux documents proposent toutefois deux visions différentes de la reprise de l'activité. Explications avec Juliette Mel, avocate associée chez Rome et associés.

Deux guides de préconisations sont parus à quelques semaines d'intervalles : le guide de l'OPPBTP le 2 avril, institulé "Guide de préconisations de sécurité sanitaire pour la continuité des activités de la construction-Covid-19", puis celui du Conseil national de l'ordre des architectes (Cnoa), le 28 avril, intitulé "Préconisations pour une reprise sécurisée des chantiers". Or, comme nous l'explique l'avocate Juliette Mel, des différences existent entre ces deux documents et pourraient être à l'origine de difficultés juridiques. Elles peuvent se classer en sept catégories.

 

Batiactu : Vous constatez des différences entre les guides de préconisations de l'OPPBTP et du Conseil national de l'ordre des architectes. Quelles sont-elles et comment pourraient-elle influer sur la situation ?

 

Juliette Mel : Penchons-nous tout d'abord sur l'objet des deux guides. Celui de l'OPPBTP n'a pas valeur réglementaire, ni contractuelle : il s'agit de préconisations, et il n'est pas précisé de quelle manière elles doivent être mises précisément en œuvre. Nombreux sont ceux qui ont traduit ce guide par un plan de continuité d'activité, mais cela n'est pas la seule voie possible. Le guide du Cnoa, lui, est plus contraignant. Bien sûr, il avance également de simples "préconisations", il n'a pas non plus valeur réglementaire, mais il nous dit qu'il doit faire l'objet d'une concertation entre les différents intervenants du chantier en vue d'aboutir à un protocole d'accord de reprise. Une étape supplémentaire est ainsi passée, car si l'OPPBTP propose aussi cette voie du protocole, il ne limite pas les solutions de reprise à cela. Aujourd'hui, de nombreux acteurs se sont contentés d'un plan de reprise d'activité, sans forcément qu'il soit signé et acté par tous les acteurs. Bien sûr, dans l'idéal, un protocole est la meilleure solution : mais dans certains cas les acteurs n'y parviennent pas, il me paraît donc inutilement risqué de le préconiser sans alternative.

 

Batiactu : Le champ d'application de chacun des guides semble également différent...

 

J.M. : Au sujet du champ d'application (ratione materiae), le guide de l'OPPBTP concerne seulement la période du confinement, d'après ce que l'on peut lire en page 1. Mais il peut également servir, on le comprend, après le confinement. Le guide de l'ordre des architectes, lui, concerne toute la période d'épidémie de covid-19. Il ne parle pas que des conditions d'une reprise d'activité. Son champ d'application est donc bien plus large.

 

 

En matière du champ d'application en matière d'acteurs concernés(ratione personnae), le guide de l'OPPBTP est le fruit d'une négociation émanant du milieu des entreprises de construction. Le document du Cnoa s'adresse lui "aux architectes et aux équipes de maîtrise d'œuvre", ce qui inclut donc tous les bureaux d'études techniques.

 

Batiactu : Quant aux préconisations en tant que telles, que remarquez-vous ?

 

J.M. : Si nous nous penchons sur le contenu des deux guides, nous constatons que les préconisations du Cnoa sont beaucoup plus d'ordre juridique. L'OPPBTP liste les conditions sanitaires à remplir, c'est plutôt d'ordre 'pratico-pratique'. Le Cnoa vient, lui, qualifier le rôle des différents intervenants, précise ce que chaque acteur doit faire : on est davantage dans de la procédure. Ce qui pose selon moi un vrai souci, puisque la force du guide de l'OPPBTP, c'est qu'il ne dit pas clairement qui doit faire quoi. Il n'aborde à aucun moment la question du rôle précis de chaque intervenant, en termes de mise en œuvre des mesures et des responsabilités afférentes. Il a été rédigé dans une forme d'ouverture d'esprit.

 

Prenons par exemple le sujet du référent covid : l'OPPBTP envisage qu'à peu près n'importe quel acteur puisse tenir ce rôle (maître d'œuvre, CSPS, entreprise, assistant à la maîtrise d'ouvrage…), alors que dans le texte du Cnoa, on sent très clairement que cela ne peut pas être le CSPS, ni le coordinateur ordonnancement, pilotage et coordination (OPC). Qui serait pourtant un choix très pertinent, à mon sens, en tant que référent covid.

 

"Si l'on devait suivre strictement cette préconisation, nous nous retrouverions probablement avec une multiplication des réclamations."

 

Autre point qui mérite notre attention, celui des pénalités de retard. Dans le guide OPPBTP, il est envisageable de ne pas appliquer les pénalités de retard, dans une volonté de pacifier les relations sur le chantier, en faisant prendre conscience que tout le monde a été impacté par la crise et qu'il serait compliqué d'appliquer des pénalités dans tous les sens. C'est moins évident dans le guide du Cnoa, car dès la page 9 on dit qu'il appartient à la maîtrise d'œuvre d'estimer les surcoûts, de procéder à une analyse du risque financier. Nous sommes ainsi moins dans un esprit pacificateur, et l'architecte se retrouve avec un rôle central. Si l'on devait suivre strictement cette préconisation, nous nous retrouverions probablement avec une multiplication des réclamations.

Batiactu : Qu'en est-il de la question des délais ?

 

J.M. : En matière de délais d'exécution, je constate des différences entre les deux documents. L'esprit de conciliation semble toujours guider les auteurs de l'OPPBTP, dans l'esprit de l'ordonnance du 15 avril 2020 : même s'il n'y a pas de suspension de délais d'exécution, la prolongation de l'état d'urgence sanitaire va rendre nécessaire la poursuite des négociations. Quand on lit le guide du Cnoa, cette problématique d'interruption des délais et d'incidences doit être prise en compte dans toutes les hypothèses (le maître d'ouvrage/l'architecte/l'entreprise est ou non d'accord avec la reprise, l'architecte est seul ou non à être opposé à la reprise, etc.).

"Attention à ce que ce document ne se retourne pas contre ceux qu'il était censé protéger"

 

En conclusion, je dirais que la publication du guide du Cnoa vient figer des choses qui, à mon avis, ne nécessitaient pas de l'être. Il vient cristalliser le rôle de chaque acteur, alors que l'originalité de la situation actuelle fait qu'on a une sorte de liberté d'action. Se pose également la question des personnes qui vont être contraintes, en termes de responsabilité, par l'existence de ce guide, mis à part bien sûr les architectes. Attention à ce que ce document ne se retourne pas contre ceux qu'il était censé protéger. Car indiquer des préconisations si précises pour les architectes ne risque pas de couvrir leurs responsabilités par rapport à leur maître d'ouvrage. Bien au contraire, celui-ci, du fait de l'existence de ce guide, peut attendre de l'architecte qu'il effectue tout ce travail. D'autant plus que cela émane d'un ordre professionnel, et que c'est donc beaucoup plus contraignant pour un architecte que ne l'est le guide de l'OPPBTP pour une entreprise.

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