JUSTICE. La Cour de cassation a validé l'annulation des mises en examen de huit responsables nationaux dans deux dossiers emblématiques du scandale de l'exposition à l'amiante, ceux du campus parisien de Jussieu et des chantiers naval Normed de Dunkerque.

La plus haute juridiction judiciaire a rejeté les pourvois formés par des associations de victimes et un syndicat qui contestaient l'annulation des poursuites contre huit responsables publics impliqués entre 1982 et 1995 dans le Comité permanent amiante (CPA), accusé par les parties civiles d'être le lobby des industriels et le promoteur de "l'usage contrôlé" de l'amiante pour en retarder au maximum l'interdiction, intervenue en France en 1997.

 

Homicides et blessures involontaires

 

Industriels, scientifiques ou hauts fonctionnaires : neuf responsables publics, dont un est décédé depuis, avaient été mis en examen entre fin 2011 et début 2012 pour homicides et blessures involontaires. En septembre 2017, la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris avait, pour la deuxième fois, annulé leur mise en examen. Elle avait estimé qu'ils ne pouvaient à l'époque avoir une connaissance exacte des dangers de la fibre cancérogène - les avancées scientifiques étant en constante évolution -, et qu'ils ne disposaient pas d'un pouvoir décisionnaire. Aucune faute ne pouvait donc leur être imputée, selon elle.

 

 

La CFDT, le comité anti-amiante de Jussieu, l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante (Andeva) et l'Association régionale de défense des victimes de l'amiante (Ardeva) du Nord-Pas-de-Calais avaient formé un pourvoi en cassation, espérant obtenir un procès pénal dans cette instruction vieille de 22 ans.

 

Les victimes saisiront la Cour européenne des droits de l'homme

 

"Il s'agit d'une décision qui pose des difficultés de procédure et qui sera donc soumise à la Cour européenne des droits de l'Homme", a réagi auprès de l'AFP Guillaume Hannotin, avocat de l'Andeva et de l'Ardeva. A ses yeux, cette décision "ne met pas fin au dossier puisque celui-ci est fait de chair et d'os: chaque jour, l'amiante cause de nouveaux décès, ces morts sont autant de faits nouveaux qui seront jugés". Dans un communiqué de presse, l'Ardeva Le Comité Anti Amiante Jussieu et l'Ardeva Nord / Pas de Calais affirme qu'au vu de la jurisprudence existante de la Cour européenne "nous avons de grandes chances de succès".

 

Au contraire pour Jean-Philippe Duhamel, avocat de Patrick Brochard, pneumologue et membre à l'époque du Comité permanent amiante, cette étape judiciaire "met un terme définitif aux allégations de responsabilités pénales des membres du CPA". De toutes les enquêtes sur ce scandale sanitaire, celle sur Jussieu est une des plus emblématiques: c'est de cette faculté parisienne qu'était partie la première grande mobilisation anti-amiante dans les années 1970.

 

En 2012, les autorités sanitaires estimaient que l'amiante pourrait provoquer d'ici à 2025 3.000 décès chaque année causés par des cancers de la plèvre ou des cancers broncho-pulmonaires.

 

"La justice française ne sait toujours pas juger les affaires de santé publique", Ledoux avocats

 

Sollicité par Batiactu, le cabinet d'avocats Michel Ledoux, spécialisé dans les questions de santé au travail et d'amiante, nous livre sa réaction :

 

Bien qu'attendu, du fait de l'arrêt déjà rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation dans l'affaire Condé-sur-Noireau le 14 avril 2015 constituant un précédent en matière, le couperet est finalement tombé en ce début d'après-midi : la Justice pénale française ne sait toujours pas juger les affaires de santé publique. En confirmant l'annulation des mises en examen de décideurs publics et hauts responsables ainsi que d'industriels de l'amiante s'étant fourvoyés dans le lobbying délinquant pratiqué par le tristement célèbre "Comité permanent amiante", la chambre criminelle de la Cour de cassation a acté le fait qu'en l'état actuel du droit pénal, les scandales sanitaires ne peuvent se prêter à la recherche exhaustive de l'ensemble des responsables (ceci étant visiblement trop compliqué face à tant de victimes et tant de responsables).

 

Les hauts magistrats, par cette décision, invitent en pareille circonstance les victimes à se borner à la mise en cause de leurs employeurs. Le système n'est pas prêt à examiner les affaires pénales de santé publique, celles-ci n'étant appréhendées que sous le prisme de simples affaires pénales d'hygiène et de sécurité au travail. Et encore… A suivre l'instruction de l'ensemble des dossiers relatifs au scandale de l'amiante qui se poursuit au pôle de santé publique de Paris, il n'est même pas garanti que ces affaires d'hygiène et de sécurité au travail aboutissent à la moindre condamnation, le parquet ayant tout récemment requis les magistrats instructeurs de rendre des ordonnances de non-lieu dans toutes ces affaires. Le ministère public considère, en effet, qu'il est trop périlleux de retenir un lien de causalité certain entre des fautes assurément commises par certains dirigeants et des maladies professionnelles dont les délais de latence sont parfois de plusieurs décennies. Autrement dit, même lorsqu'il est avéré que des fautes ont été commises, circulons, il n'y a rien à voir.

 

Les seules affaires d'hygiène et de sécurité au travail susceptibles d'aboutir à des condamnations ne seraient donc plus que les affaires pénales intéressant les suites d'un accident du travail.

 

En définitive, alors que le scandale sanitaire de l'amiante par sa médiatisation et son ampleur se voulait être le symbole d'une justice à même de traiter les maux de la société les plus mortels, l'arrêt rendu ce jour par la Cour suprême nous renvoie l'image d'une Justice incapable de dépasser l'inadaptation du Code pénal face à l'évolution de notre monde. Pour que la Justice ait l'audace de se réinventer, il faudra encore attendre.

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