JUSTICE. Des mails dévoilés lors de l'enquête publique sur l'incendie de la tour Grenfell montrent que plusieurs acteurs de la conception et de la réalisation étaient conscients des défauts de la façade en matière de résistance incendie.

La seconde partie de l'enquête publique sur l'incendie de la tour Grenfell, ayant fait près de 80 victimes en juin 2017, à Londres, a commencé outre-Manche. Elle porte sur les travaux de rénovation qui ont été achevés quelques mois avant le sinistre, et la délimitation des responsabilités de chaque acteur dans cet échec manifeste : contractant général, architecte, entreprises intervenantes, bureau d'études incendie... Les avocats de l'ensemble des acteurs sont en cours d'audition. Des sentences à vie pourraient être prononcées, au titre d'homicide involontaire, d'après un article publié par le Guardian.

 

Chaque acteur se renvoie la responsabilité

 

Les auditions, sans surprise, donnent lieu au scénario habituel dans lequel chacun se renvoie la responsabilité. "Le contractant des travaux de façade, Harley, assure que l'isolation et le bardage ont été choisis par l'architecte Studio E et le propriétaire. Studio E dit qu'un autre consultant a choisi l'isolant et que Harley avait la responsabilité du design pour la façade. Exova, le cabinet d'ingénierie incendie, affirme dit qu'on ne lui avait communiqué aucun détails sur le système de façade, et Rydon, le contractant général, précise que Harley était chargé de designer la façade", résume le Guardian.

 

Plusieurs acteurs étaient conscients de la faiblesse de la façade

 

Des mails internes, diffusés dans le cadre de l'enquête, posent en tout cas de sérieuses questions en ce qu'ils semblent indiquer que plusieurs acteurs impliqués dans la rénovation savaient parfaitement, au détail technique près, que le bardage ne tiendrait pas le coup en cas d'incendie. "Harley façade [entreprise ayant géré les travaux de façade], Studio E [architecte], Exova [ingénierie incendie] et Rydon [contractant général] reconnaissent ouvertement dans ces mails que le bardage échouerait dans l'éventualité d'un feu qui se déploierait par l'extérieur. De façon tragique, c'est bien ce qu'il s'est produit", a commenté un avocat de Celotex (groupe Saint-Gobain), Craig Orr.

 

"Le revêtement en métal brûle et tombe toujours", a ainsi écrit l'un des architectes à un ingénieur en sécurité incendie d'Exova, au printemps 2015, soit deux ans avant le drame. Un employé du façadier Harley a aussi indiqué à l'un de ses collègues : "Comme nous le savons tous, les panneaux en ACM [aluminium composite avec une âme en polyéthylène, NDLR] seront rapidement brûlés en cas d'incendie !" Plusieurs intervenants avaient ainsi identifié le maillon faible de la façade de Grenfell, à savoir ces panneaux qui n'offrent quasiment aucune protection face à un feu, à plus forte raison sur une tour de 24 étages.

 

Une "myriade d'erreurs"

 

Les raisons étaient notamment d'ordre financier : d'après les informations diffusées lors de l'enquête publique, le choix de ces panneaux ACM-PE ont permis une économie de plus de 500.000 euros. L'industriel concerné, Arconic, estime que ce n'était pas à lui de savoir si ce type de produits était approprié sur le projet : c'était le rôle des concepteurs et des ingénieurs. Même argument du côté de Celotex, qui a fourni les panneaux d'isolation en polyisocyanurate. La société regrette "une myriade d'erreurs de la part des designers, contractants, consultants et inspecteurs de la construction". Les deux firmes, précise le Guardian, ne souhaitent pas se déculpabiliser totalement, mais davantage décrire "la réalité du partage des responsabilités dans le processus de construction".

 

Des obturateurs de lame d'air inutiles dans ce cas précis

 

Un autre échange de mail tend à prouver que certains concepteurs avaient repéré le principal défaut de la façade : il porte sur l'inutilité d'installer des obturateurs de lame d'air à partir du moment où le parement extérieur de la façade est facilement combustible : un employé de Harley Facade écrit ainsi à son supérieur : "Il n'y a aucun intérêt à utiliser des stoppeurs de flamme, car comme nous le savons tous, les panneaux ACM seront détruits plutôt rapidement en cas d'incendie !" Un ingénieur du bureau d'études incendie était du même avis, et écrivait à l'agence d'architecture Studio E : "Il est difficile d'imaginer comment un obturateur de ce type resterait en place dans le cas d'un feu qui se déploierait par l'extérieur", puisque le sinistre entamerait nécessairement les panneaux métalliques. Un obturateur de lame d'air ne fonctionne, par définition, que si la lame d'air existe, ce qui n'est bien sûr pas le cas lorsque l'une des parois se volatilise.

 

Si de nombreux acteurs étaient conscients du risque, reste à savoir comment le processus de décision a pu laisser passer de tels dysfonctionnement touchant à une question majeure de sécurité des personnes. C'est l'objet de la seconde phase de l'enquête qui devrait durer encore jusqu'à juin 2021.

 

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