ANALYSE. A quelques mois de l'écriture de la réglementation environnementale 2020, de nombreuses questions restent en suspens sur la partie carbone et l'analyse du cycle de vie. Ces dernières semaines, diverses interventions d'acteurs de la construction permettent de faire le point sur les défis qui restent à relever.

Il reste "un travail énorme pour obtenir et analyser l'ensemble des retours d'expérience sur l'expérimentation E+C-". C'est Julien Denormandie, ministre du Logement, qui l'a affirmé le 16 juillet 2019 lors d'un Conseil supérieur de la construction et de l'efficacité énergétique élargi. Un évènement qui fût l'occasion d'entendre certains professionnels effectuer un retour d'expérience sur l'expérimentation énergie carbone, qui préfigure la réglementation environnementale 2020. Celle-ci doit être rédigée l'an prochain pour une entrée en vigueur envisageable à partir de 2021.

 

Des "difficultés méthodologiques", mais "une volonté d'avancer"

 

Si la partie énergétique d'E+C- semble relativement maîtrisée sur le terrain, la dimension carbone semble plus floue et sujette à caution. La première raison en est le manque de données répertoriées dans la base Inies, regroupant les fiches de données environnementales et sanitaires (FDES) - base Inies qui invitait récemment les 'mauvais élèves' à passer à l'acte. "La prise en compte du carbone est quelque chose de nouveau, et quand on fait le tour de la France pour en parler, des acteurs nous remontent des difficultés", a reconnu Emmanuel Acchiardi, sous-directeur de la qualité et du développement durable dans la construction à la Direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages (DHUP). "Il y a des difficultés méthodologiques, mais aussi une volonté d'avancer."

 



Quand un bâtiment bois émet davantage de CO2 qu'un bâtiment béton-brique...

 

Qu'est-ce qui garantit aujourd'hui qu'une analyse du cycle de vie correspond bien à la réalité des émissions carbone d'un bâtiment tout au long de son existence ? Pour l'instant, visiblement pas grand chose. Ainsi, Gabriel Sautier, d'Immobilière 3F, a effectué lors du CSCEE du 16 juillet un retour d'expérience déstabilisant : un bâtiment construit majoritairement en bois, sans parking, n'atteignait pas le niveau C1 (carbone 1) ; alors même qu'un autre bâtiment résidentiel, comparable, construit de manière 'classique' béton-brique, l'atteignait bien (les deux immeubles étant tous les deux énergie 3). La raison de ce résultat contre-intuitif ? "Sur le projet en bois, nous avions modélisé beaucoup plus de composants dans l'analyse du cycle de vie, plus d'une centaine ; sur le projet béton-brique, il y avait 30% d'objets en moins. Il y a donc une grosse influence du périmètre du travail et des données utilisées par le bureau d'études. Par ailleurs, dans le projet bois, les 2/3 des données étaient par défaut [donc avec un bilan carbone plutôt défavorable, NDLR], tandis que sur l'autre cela ne concernait que moins d'un quart des fiches."

 

"Dire qu'un bâtiment pèse tant d'émissions de CO2 par mètre carré... en réalité on n'en sait rien."

 

Une réglementation environnementale qui ne donnerait pas un avantage au bois, au moins dans un premier temps, ne risquerait-elle pas de manquer sa cible ? Gabriel Sautier invite ainsi les pouvoirs publics à "fiabiliser et clarifier la méthode pour communiquer auprès de nos partenaires et financeurs".

 

Un questionnement qui est aussi celui d'Eric Bussolino, directeur chez AIA Studio environnement. "Quels sont les ordres de grandeur de l'impact carbone réel d'un bâtiment ? Quand on fait une ACV où 50% des éléments sont saisis par défaut, et que ces 50% sont censés représenter 80% de l'impact du bilan carbone... Il y a un problème d'ordre de grandeur", remarque-t-il. "Dire qu'un bâtiment pèse tant d'émissions de CO2 par mètre carré, en réalité on n'en sait rien. C'est peut-être beaucoup plus, ou beaucoup moins. Il y a donc une robustesse de la base de données à confirmer." Le professionnel a également fait passer au ministre Julien Denormandie trois messages : "Nous devons acculturer l'ensemble des acteurs avec la notion carbone : pour le moment, nous sommes encore entre initiés. Il faut ensuite systématiser l'ACV et dynamiser la filière de production des fiches de données environnementales et sanitaires."

 

La question de la compétence des bureaux d'études

 

Certains professionnels mettent également en cause la capacité de tous les bureaux d'études à se mettre au niveau d'une ACV de qualité. "Il y a un problème de compétence de bureaux d'études", a ainsi affirmé Yann Dervyn, directeur d'Effinergie, lors de l'assemblée générale de l'organisation, le 10 juillet 2019. "Nous avons déjà par le passé connu un gros soucis de conformité des études thermiques pour la RT2012, et je crains qu'avec la complexité de la partie carbone nous ayons de plus gros soucis encore. Il y a un sujet de la formation logiciel et de complétude des études." Un sujet qui a fait réagir un adhérent d'Effinergie présent dans la salle, pour qui la responsabilité retombe aussi en partie sur les maîtres d'ouvrage et les moyens qu'ils veulent bien donner à leur BET. "Les calculs seront plus étoffés avec l'AVC de la RE2020, c'est certain ; mais aujourd'hui nous voyons trop souvent des études thermiques et un récapitulatif standardisé alors que le permis de construire est en cours, et que nous en sommes parfois à l'achèvement des travaux." Le spécialiste en appelle à une prise de conscience générale, à l'heure où l'on parle également de confort d'été, avec la part de calculs supplémentaires que cela nécessiterait. "La faute en revient aussi aux bureaux d'études qui acceptent ce type de mission", ajoute un autre adhérent d'Effinergie.

 

"Avec la RT2012, nous sommes arrivés à un plafond dans le calcul réglementaire"

 

"Ne nous dirigeons-nous pas vers un nouveau calcul qui sera une nouvelle usine à gaz ?", avertit un autre responsable de bureau d'études. "Avec la RT2012, nous sommes arrivés à un plafond dans le calcul réglementaire. Tout cela pour arriver en moyenne dans l'expérimentation E+C- à un niveau E2C1, nous risquons d'alourdir la procédure pour des ambitions extrêmement modestes", assène-t-il, appelant à faire l'inverse : fixer des objectifs élevés en allégeant au maximum le corpus réglementaire. "Visons E3, et en carbone l'équivalent d'un 0,5 puisque nous en savons pas encore bien faire. Mais de grâce, sur l'énergie, n'envoyons pas un mauvais signal politique en baissant l'exigence !" Un raisonnement suivi par un autre adhérent d'Effinergie, qui assure que dans sa région le niveau E3 est pris comme base de travail par les bailleurs sociaux.

 

André Pouget milite pour "un socle de performance solide en termes d'énergie, mais laxiste en carbone"

 

Tout le monde n'a toutefois pas la même analyse, puisqu'Eric Bussolino préfèrerait pour sa part la fixation dans un premier temps de seuils atteignables pour tous, "quitte à accélérer en cours de route pour bien atteindre les objectifs 2050". André Pouget, ingénieur thermique renommé dans le secteur, intervenant à l'assemblée générale d'Effinergie, penche également de ce côté. "Pourquoi ne pas prévoir une première étape qui impose un socle de performance solide en termes d'énergie, mais laxiste en carbone, afin que tout le peloton apprenne ces méthodes ? S'approprie les modèles pour ensuite apprendre à courir plus vite ? Dans un second temps, nous pourrions laisser du champs à ceux qui sont plus à l'aise en énergie ou en carbone. Et très vite les options les plus performantes prendront le pas sur les autres."

 

L'arbitrage sur le niveau des seuils exigés aura lieu à l'automne 2019, et les pouvoirs publics devront en effet trancher, sans oublier la soutenabilité économique de la RE2020, véritable troisième critère à prendre en compte en plus de l'énergie et du carbone pour que le tout soit viable. Sans oublier la modification envisagée en parallèle du facteur d'énergie primaire pour l'électricité... Un chantier sur lequel Emmanuel Acchiardi (DHUP) précise ne pas avoir la main, mais qui "intersecte" les travaux de la RE2020. Autant de sujets qu'il faudra arbitrer en un temps finalement assez limité.

 

Habitat environnemental 2050 : les prescriptions du docteur Pouget
André Pouget, ingénieur thermicien reconnu dans le secteur, aujourd'hui en retraite, a donné sa recette pour penser le logement idéal à construire aujourd'hui, lors de l'assemblée générale 2019 d'Effinergie. Une stratégie basée sur trois piliers. "Il faut tout d'abord construire dès aujourd'hui en partant du principe que nous n'aurons pas besoin de rénover ensuite. Et pour cela, c'est simple : il faut construire confortable et bien isolé, sans pont thermique." Deuxième axe, envisager des pré-réservation pour laisser la place à l'installation, à l'avenir, d'équipements plus performants ou pour lesquels on n'a pas le budget au moment de la construction ; par exemple, pré-équiper les bâtiments de réseaux hydrauliques noyés dans les fondations pour faire passer un fluide et faire une sorte de puits canadien. Enfin, troisième prescription : construire en pensant aux solutions passives permettant d'assurer le confort d'été.

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