CHIFFRES. Depuis le drame de Marseille, et même avant, les enjeux que revêt l'habitat indigne sont unanimement perçus comme majeurs. Le repérage et le recensement du phénomène demeurent pourtant un exercice complexe. A la source du fléau, des données statistiques incomplètes qui se heurtent aux réalités du terrain, et des outils qui peinent encore à livrer un portrait exhaustif de l'habitat indigne en France.

Comme chaque année depuis 24 ans, la Fondation Abbé Pierre publie son rapport sur le mal-logement dans lequel il consacre un volet sur l'habitat indigne. Depuis plusieurs années, l'association pointe un écart de chiffres entre ceux du ministère du Logement et ceux qu'il émet. A l'échelle de la France métropolitaine, elle estime à 600.000, le nombre de logements potentiellement indignes situés dans le parc privé, quand l'Etat table sur 420.000.

 

A quoi correspond donc cet écart de 180.000 logements ? Passent-ils réellement sous les radars de l'Etat ? Quelle est la réponse du terrain sur ces chiffres ? Du côté des institutions en charge de la lutte contre l'habitat indigne comme des associations, l'enjeu de repérage et de recensement implique tout d'abord une question de définition du phénomène. Il reflète aussi une méthodologie loin d'être uniforme, basée sur un panel d'outils et de données émanant de sources diverses qui ne sont pas toujours mutualisées.

 

Définir l'habitat indigne
Au titre de la loi Molle de 2009, "constituent un habitat indigne les locaux ou installations utilisées aux fins d'habitation et impropres par nature à cet usage, ainsi que les logements dont l'état ou celui du bâtiment dans lequel ils sont situés, expose les occupants à des risques manifestes pouvant porter atteinte à leur sécurité physique ou à leur santé".
La définition de l'habitat indigne suscite déjà de premiers points de divergences entre les associations et l'Etat quant aux situations pouvant être intégrées ou non au périmètre défini par la loi. Ses critères sont explicités dans le fichier Filocom, l'une des principales sources de repérage.

 

Créé en 1994, cet outil est mis à la disposition des communes afin de leur permettre de repérer des zones pouvant abriter des faits d'habitat indigne. Dans cette base statistique où l'on trouve pêle-mêle la taxe d'habitation, les données fiscales des ménages ou le classement cadastral, "on ne retrouve qu'une partie de l'habitat indigne", introduit Julia Faure, responsable du programme "SOS Taudis" auprès de la Fondation Abbé Pierre.

 

Un phénomène mouvant

 

Le fichier "ne prend pas en compte les logements de moins de 5m² quand on sait que des ménages habitent parfois des surfaces d'1m², il ne comptabilise pas non plus les locaux impropres à l'habitat, ou les divisions pavillonnaires", complète-t-elle. Recensés par la Fondation Abbé Pierre, les phénomènes de surpeuplement ou de division pavillonnaire ne rentrent pas à ce jour dans les statistiques officielles, comme le confirme Michel Polge, directeur du Pôle national de lutte contre l'habitat indigne auprès de la Délégation interministérielle à l'hébergement et à l'accès au logement (Dihal).

 

"N'est pas considéré comme indigne un logement en parfait état physique mais suroccupé ou un logement dépourvu de salle de bains", atteste-t-il. Hormis cette classification, Julia Faure et Michel Polge admettent à l'unisson le caractère "mouvant" du phénomène de l'habitat indigne. Un fléau qui semble avoir un temps d'avance sur le législatif, faisant naître comme disparaître des formes d'habitat indigne.

 

"Depuis 20 ans que l'on travaille sur les logements indignes, nous voyons bien que de nouvelles formes apparaissent, c'est un flux permanent", témoigne Julia Faure quand Michel Polge de la Dihal cite l'exemple d'une "cave, qui, d'un seul coup devient un logement indigne alors que jusque-là, ce local ne pouvait être repéré comme un logement".

 

Et de conclure : "il va de soi que nous n'avons pas un décompte exact des logements indignes et qu'il est impossible d'en avoir un exhaustif", dixit Michel Polge.

 

Démarche d'amélioration du repérage

 

Cette partialité des données se traduit dans les statistiques comme sur le terrain. Dans les communes, les associations comme les services de l'Etat, les effectifs ne seront jamais assez nombreux pour recenser tous les logements effectivement indignes, en plus de se confronter aux réticences des locataires à signaler leur habitation.

 

Prônant l'approche théorique, les statistiques résultent d'une diversité d'outils intégrant parfois des critères peu mis à jour comme le classement cadastral. De nombreuses données émanent d'acteurs également multiples, mais pas toujours mutualisés. Cette complexité, Anne-Claire Davy s'y est frottée, et un peu piquée.

 

Quels outils de repérage ?

 

- Adresses ayant fait l'objet d'un signalement, ou d'une procédure d'arrêté de péril
- Les procédures d'insalubrité lancées par les Agences régionales de santé
- L'outil de calcul du parc privé potentiellement indigne (PPPI) qui croise les données cadastrales du fichier Filocom avec les revenus des ménages
- Filocom, fichier des logements par commune alimenté par la Direction générale des finances publiques
- L'enquête logement de l'Insee vient en complément des opérations de recensement, et apporte des informations sur la qualité de vie au sein de l'habitat et sur les éventuels "désordres" en matière de confort.

 

Chargée d'études à l'Institut d'aménagement et d'urbanisme d'Ile-de-France, elle est co-auteure -avec l'Etat- d'un rapport sur l'habitat dégradé et indigne dans la région francilienne paru en novembre 2018. "Malgré un accès facilité aux recensements des arrêtés, au parc privé potentiellement indigne, on reste sur une vision très théorique et partielle des enjeux car l'Etat qui s'est engagé dans une démarche d'amélioration du repérage est encore au milieu du gué", analyse-t-elle.

 

En faveur d'un traitement à l'échelle communale, Anne-Claire Davy estime "judicieux de mettre en place une base de données interservices qui puissent faire coopérer les services de l'urbanisme, sociaux, et de l'hygiène qui n'ont pas forcément les mêmes entrées (…) mais peuvent associer un certain nombre d'indicateurs cumulés à une même adresse".

 

Sur un logement ou un bâtiment donné, le croisement du nombre de demandeurs HLM, de compteurs EDF et de factures impayées, de demandes de prestations sociales et de signalements aux services d'hygiène des communes participeraient ainsi d'une connaissance "fine" du logement, "à faire vérifier ensuite par le passage d'un agent assermenté", précise Anne-Claire Davy.

 

Croiser les données

 

Dans les faits, cette base de mutualisation des données existe déjà. Créé en 2011, l'outil de repérage et de traitement de l'habitat indigne (Orthi) a vocation à "évaluer localement, régionalement et nationalement la politique publique de lutte contre l'habitat indigne et non décent", selon l'arrêté du 30 septembre. Il est aussi le point de départ de la création d'observatoires de l'habitat indigne, à l'exemple de l'Observatoire de la prévention de la dégradation des immeubles de Paris, qu'Anne-Claire Davy cite en exemple.

 

"Il repose sur un indicateur composite intéressant, avec plusieurs éléments croisés à l'adresse permettant d'éditer des adresses de vigilance qui sont ensuite transmises aux services techniques", explique-t-elle. La base statistique, elle, est en passe d'être opérationnelle, avec "un temps de mise en commun des logiciels de l'ARS et des services de l'Etat en charge de l'insalubrité", estime la chargée d'études de l'IAU.

 

Mais pour les acteurs de la lutte contre l'habitat indigne, l'Orthi ne doit pas être vu comme la martingale : "il ne s'agit pas d'un outil de repérage mais de suivi du traitement des dossiers déjà repérés de logements indignes ou indécents", prévient Michel Polge. Anne-Claire Davy abonde en ce sens, "l'Orthi ne témoignera que de la capacité des services à identifier des adresses à partir de signalements".

 

Pistes d'avancées

 

D'autres outils suscitent les espoirs des acteurs de la lutte contre l'habitat indigne, comme l'immatriculation obligatoire des copropriétés, pilotée par l'Agence nationale de l'habitat jusqu'à la fin de l'année 2019. "L'immatriculation est évidemment un acte qui facilite beaucoup les liens entre administrations et syndics. C'est aussi un moyen d'identifier au fur et à mesures les copropriétés désorganisées, potentiel gisement d'habitat indigne", plébiscite Michel Polge.

 

Avec près de 311.000 copropriétés enregistrées à ce jour, des inquiétudes subsistent toutefois sur le niveau de connaissance du parc national par l'Anah et le risque pour certaines copropriétés de passer sous les radars. "Nous n'avons pas encore de chiffres exacts sur le total des copropriétés existantes sur le territoire national, mais nous comptons travailler cette année sur ce calibrage et nous assurer que l'on n'oubliera personne", assure Jessica Brouard-Masson, adjointe au service Etudes, prospective et évaluation de l'Anah.

 

Autre piste de solution, quoi qu'encore lointaine, le carnet numérique du logement qui sera rendu obligatoire à l'horizon 2025 dans l'ancien, dans le cadre d'une mutation. Les finalités premières de ce document sont éloignées du sujet de l'habitat indigne, mais peuvent avoir des "liens certains et évidents", selon Bertrand Leclercq, directeur de la stratégique numérique chez Qualitel.

 

"Dans notre conception, le carnet doit d'abord représenter de manière infalsifiable l'historique des sinistres (…) mais on pourrait également brasser de nombreuses données de l'Insee ou de start-up comme KelQuartier comme les revenus moyens, le taux d'imposition…", avance Bertrand Leclercq, auquel il ajouterait également le registre national d'immatriculation des copropriétés, "même si la loi ne fait pas encore de lien entre carnet et données sur la copropriété".

 

Si ces nouveaux dispositifs permettaient un jour d'avoir une vision plus fine de la réalité de l'habitat indigne, les objectifs de résorption en seraient-ils changés pour autant ? Pour Julia Faure de la Fondation Abbé Pierre, "la question n'est pas tant de savoir combien de logements sont effectivement indignes, mais quel volume nous sommes capables de traiter chaque année. Même avec les sources actuelles, on voit le peu de logements traités chaque année".

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