Il y a 150 ans, New York décidait d'ôter des mains des promoteurs 840 hectares de l'île de Manhattan pour en faire une utopie de verdure devenue le plus fameux espace vert d'Amérique: Central Park.

1850 : plus d'un demi-million de personnes s'entassent, dans des conditions effroyables d'insalubrité, au sud de la 14ème rue. Plus au nord, ce ne sont encore que pâturages, jardins et terrains vagues dans lesquels s'élèvent quelques cabanes de rondins.
Le conseil municipal vote en 1853 l'expropriation de terrains où auraient pu être édifiés 1.700 immeubles et lance un concours de paysagisme pour la création d'un "parc central" (alors qu'il est loin à l'époque d'être au centre de la ville), qui reçoit 33 réponses.

Après six mois d'étude, le projet échoit à Calvert Vaux, un architecte britannique qui n'avait jamais dessiné le moindre espace vert, et Frederik Law Olmsted, un ingénieur et horticulteur amateur qui n'avait jamais rien dessiné du tout.
Mais leur plan (actuellement exposé au Metropolitan Museum) est magistral: ils rêvent de transposer au coeur de l'île, dans un des lieux les plus densément peuplés au monde, un morceau de nature originelle, évocation de l'Ouest encore sauvage par endroits, avec vallons, étangs, forêts et prairies au sein desquels la population de la ville, toutes classes confondues, se mélangera et apprendra à se connaître. Il s'agit, selon une phrase de Calvert Vaux, de "transposer les idéaux démocratiques sous forme d'arbres et de terre".

On commence par édifier l'immense système de drainage courant sous le parc, avec ses 152 km de canalisations. Des milliers de travailleurs journaliers sont embauchés, à un dollar la journée: jardiniers allemands, tailleurs de pierre italiens, maçons, charpentiers, manoeuvres irlandais. Pour éviter les frictions, courantes à l'époque, entre noirs et immigrants irlandais, qui forment un sous-prolétariat dont la concurrence pour les emplois tout en bas de l'échelle sociale dégénère souvent en de violents affrontements, les noirs sont tout simplement exclus.

Avant le début des travaux, la police démantèle de force le "Seneca Village", bidonville de 250 âmes (deux-tiers noirs, un tiers irlandais), qui comptait trois cimetières, deux écoles et trois églises. Les Irlandais sont embauchés pour construire le parc, les noirs chassés.
Entre 1858 et 1860, de 2.500 à 3.800 travailleurs seront recrutés, qui vont terrasser des millions de mètres-cubes de terre, manipuler six millions de briques et planter 220.000 arbres et plantes.

"Mon bureau était régulièrement assiégé par une foule en colère brandissant une bannière: "Du pain ou du sang"" raconte Frederick Law Olmsted. "Ils m'avaient fait passer une liste de noms de 10.000 hommes dont les familles avaient faim, exigeant leur embauche immédiate".

Terminé, Central Park est un triomphe esthétique immédiat, salué comme "la plus grande oeuvre d'art américaine du XIXème siècle". Pourtant, à la grande déception de ses créateurs, il n'attire d'abord que les nantis, dont les calèches se croisent lentement dans les allées alors que les transports publics sont interdits.

Pour les autres, prolétaires ou journaliers du sud de l'île entassés les uns sur les autres, les 10 cents de transport pour monter aussi haut sont prohibitifs. Il faudra attendre des décennies, que la ville s'étende et englobe le parc, pour qu'il devienne vraiment "central", ce jardin extraordinaire dans lequel des centaines de milliers de New-Yorkais et de touristes se pressent chaque week-end.

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