Dans une lettre ouverte au Président de la République, que nous publions en intégralité, les organisations professionnelles des architectes s'inquiètent des multiples dangers que représente le recours à la procédure "conception-réalisation" récemment prescrite dans le cadre de loi "Sécurité intérieure".

Monsieur le Président de la République,

Dès juillet dernier, les organisations professionnelles d'architectes que nous représentons, ont fait part au gouvernement de leur émotion à la lecture des textes de loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure et la justice qui prévoient plusieurs dispositions dérogatoires aux procédures prévues par le code des marchés publics et par la loi du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d'ouvrage publique.

Les réponses qui nous ont été données tant par Monsieur Jean-Pierre Raffarin, Premier Ministre, que par Monsieur Nicolas Sarkozy, Ministre de l'Intérieur, de la Sécurité intérieure et des libertés locales, fondées l'une et l'autre sur l'urgence qu'il y a à renforcer les moyens alloués aux administrations en charge de la sécurité intérieure et de la justice, se sont voulues rassurantes : ces dérogations qui ont vocation à s'appliquer au cas par cas à des immeubles précisément identifiés, devaient rester exceptionnelles, et surtout n'avaient pour objet ni d'amoindrir la responsabilité de l'architecte dans les constructions publiques, ni de porter atteinte au tissu des petites et moyennes entreprises auxquelles le gouvernement se déclare particulièrement attaché.

Les récentes déclarations du Ministre de la Santé et du Secrétaire d'Etat à la réforme de l'Etat, montrent, hélas la forte tentation du gouvernement d'étendre le recours à la procédure de conception -réalisation à l'ensemble des constructions publiques, en particulier le secteur hospitalier, après concertation avec les seules entreprises du bâtiment.

Si nous comprenons la volonté du gouvernement de soutenir les grands groupes du BTP au niveau international, cela ne doit pas pour autant avoir pour corollaire de leur octroyer le monopole du marché intérieur. Une telle démarche de concentration qui n'est d'ailleurs pas dans la logique d'une politique de décentralisation, concourt nécessairement au démantèlement, voire à la disparition des architectes, des ingénieurs du bâtiment, des économistes de la construction et de la majorité des petites et moyennes entreprises qui participent aujourd'hui à l'activité de la construction.
Les appauvrir c'est donc oublier, un peu vite, qu'ils sont, les uns et les autres, tant sur le territoire national qu'à l'export l'un des plus grands viviers de l'emploi qui nécessite d'être soutenu.
S'agissant en particulier des architectes, il fut un temps où la politique des constructions publiques permettait à de jeunes confrères d'accéder à la commande, grâce, notamment aux concours.
Demain, entreprises ou promoteurs privés, libres du choix de l'architecte se tourneront naturellement vers les professionnels "installés", et cette profession s'étiolera, faute de commande, mais aussi de savoir-faire, puisque les groupes constitués confisqueront les missions d'exécution et de chantier.

Par ailleurs, on le sait, la conception-réalisation fait le plus souvent l'impasse sur la programmation et les études préalables, sans parler des coupes sombres sur la qualité architecturale. Toute démarche visant à se priver de tiers indépendants chargés de contrôler, entre autre, les équilibres qualitatifs et économiques va à l'encontre des espoirs contenus dans le cadre du développement durable.
Il ne faut pas perdre de vue que ces procédures qui ont déjà été mises en oeuvre dans le passé, avec la politique des modèles, les METP (Marchés d'Entreprises de Travaux Publics), les conception-construction, ont montré leur limite. Sous prétexte de maîtrise des coûts et des délais, les lycées de type "Pailleron", les CHT (Composants Hospitaliers Type), les entrées de villes et les bâtiments agricoles ont durablement enlaidi le paysage français. L'entretien des ces opérations a poussé, dans bien des cas, la collectivité publique à investir des sommes considérables, quand il n'a pas fallu les détruire. N'oublions pas non plus les "affaires" en Ile de France suscitées par ce type de dévolution de la commande qui ont largement défrayé la chronique et décrédibilisé les acteurs du bâtiment, les maîtres d'ouvrage publics et les élus politiques.

Face à cette situation extrêmement préoccupante, les organisations représentatives de la profession d'architecte que sont l'Ordre des architectes, l'UNSFA (Union Nationale des Syndicats Français d'Architectes) et le Syndicat de l'Architecture, vous prient instamment de demander à votre gouvernement d'étudier les mesures destinées à éviter que de telles situations se reproduisent pour répondre aux exigences purement économiques de quelques uns. Nous sommes, pour notre part, prêts à faire des propositions de nature à permettre d'appliquer la politique que vous avez choisie tout en préservant les structures et les savoir-faire des architectes, de l'ingénierie et des PME qui participent à l'acte de construire.

A l'heure du développement durable et du désir de nos concitoyens de bénéficier d'un environnement bâti, urbain et rural de qualité, nous voulons croire que l'Etat et les collectivités locales sauront prendre la mesure des risques encourus.

Nous vous prions de croire, Monsieur le Président de la République, à l'assurance de notre très haute considération.


Jean-François Susini, Président du conseil national de l'Ordre des architectes
François Pélegrin, Président de l'UNSFA
Patrick Colombier, Président du Syndicat de l'architecture



NDLR : Cette lettre sera également publiée dans l'édition du quotidien Le Monde de samedi daté du dimanche 12 et lundi 13 janvier.

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