Le modèle français d'affermage dans la délégation de service public a fait ses preuves, notamment en Afrique. Mais la crise en Cote d'Ivoire, où le groupe Bouygues est impliqué en tant que principal fournisseur en eau et en électricité du pays, en montre clairement les limites.

"On veut me tuer. Pour avoir servi mon pays avec dévouement, oui, on veut me tuer" déclarait le 14 novembre dernier, lors d'une conférence de presse, l'un des grands patrons ivoiriens Marcel Zadi Zessy. Et le Pdg des sociétés d'eau et d'électricité du pays - toutes deux filiales du groupe Bouygues par l'intermédiaire de la Saur - d'expliquer qu'il reçoit des menaces de "certains cercles très fermés du pouvoir".

Qui est véritablement visé par ces menaces ? Difficile dans ce cas précis de déterminer tant le personnage est complexe. S'agit-il du militant Zadi Zessy, qui fut vice-président de l'ex-parti unique du pays, le Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI) et porte-parole du général Gueï, aujourd'hui assassiné ? S'agit-il du représentant des intérêts du groupe Bouygues dans le pays en tant que Pdg de SODECI, la société de distribution de l'eau ou de la Compagnie Ivoirienne d'Electricité ? Probablement les deux, ces marchés ayant été passés, de gré à gré en 1990 par Alassane Ouattara, alors Premier Ministre.

Pour le groupe Bouygues, la situation est tout aussi complexe. Pendant longtemps, sa filiale Saur a été un modèle de réussite en Afrique. Elle l'est toujours d'ailleurs, mais la situation en Côte d'Ivoire où la société est particulièrement bien implantée montre clairement les limites. Limites que les investisseurs commencent d'ailleurs à trouver inquiétantes à en juger la récente chute du cours de Bouygues à la Bourse de Paris.

Indépendamment du groupe Bouygues, on peut voir dans l'exemple ivoirien les limites de la fameuse tradition française de gestion déléguée des services publics. Cette tradition s'est érigée en modèle en s'opposant notamment au système anglo-saxon qui conduit plus simplement à des privatisations en excluant la puissance publique du schéma.
Certes, sur ce marché très particulier, les deux modèles comprennent leur part de risque. Mais, force est de reconnaître que l'offre française est intimement liée à la situation politique des pays, et donc plus exposée.

C'est pourtant cette spécificité qui a fait le succès des groupes français comme Bouygues en Afrique. Présente dans le secteur de l'eau en Côte d'Ivoire depuis 1959, la Saur, via sa filiale de droit ivoirien, la SODECI, a été retenue en 1973 par le gouvernement pour gérer la distribution de l'eau pour tout le territoire. Rapidement, le succès est au rendez-vous et le monopole dont elle bénéficie n'est pas contesté. Ces performances - profitabilité, qualité des services, extension des réseaux - sont bonnes et la SODECI jouit d'une bonne image tant dans les milieux politiques qu'auprès de la population.
A la différence d'une privatisation, l'Etat conserve un certain droit de regard. Via la Direction de l'Eau, il assure un suivi et un contrôle de la réglementation, de la qualité de l'eau et fixe l'évolution des tarifs payés par les consommateurs.
S'appuyant sur cette expérience réussie et son statut de leader dans la gestion de services public en Afrique, la Saur devient, en 1990 et toujours sans appel d'offres, gestionnaire avec EDF du réseau de distribution, transport et production d'électricité du pays à travers la Compagnie Ivoirienne d'Electricité (CIE). La situation est plus délicate car, outre le fait qu'il s'agit d'un métier nouveau pour la Saur, la nouvelle société devra prendre le relais de la EECI (Energie Electrique de Côte d'Ivoire) qui fut considérée, pendant les années de splendeur de la société ivoirienne, comme un des entreprises-phare du continent africain.
La CIE, également présidée par Marcel Zadi Zessy, signera avec l'Etat un contrat d'affermage de 15 ans et s'efforcera de restructurer le secteur de l'électricité comme la CODECI l'a fait pour l'eau.

Mais voilà, depuis 1996 la puissance prise par la Saur en Côte d'Ivoire commence à faire l'objet de contestations. La situation politique pour le moins tendue du pays n'arrange rien et il n'est pas rare d'entendre les manifestants anti-français scander le nom de Bouygues. En effet, le groupe de Martin Bouygues - qui a participé à travers sa filiale Setao à la construction de l'université de Yamoussoukro, de la mosquée d'Abidjan, des ports d'Abidjan et de San-Pedro, et de l'hôpital de Yopougon - est devenu un des symboles de la politique française en Afrique. En cas de changement politique, quels sorts réserveront les nouveaux dirigeants du pays aux intérêts français ? S'agira-t-il pour les nouveaux responsables de couper symboliquement le cordon avec la France en rompant les relations avec quelques groupes emblématiques ? Une chose est sûre, pour Bouygues, rien ne sera plus jamais comme avant en Côte d'Ivoire.

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