RISQUES PROFESSIONNELS. "Avec la reprise du BTP, le nombre d'accidents du travail risque d'exploser !" C'est l'avertissement formulé par Michel Ledoux, avocat spécialisé dans la santé-sécurité au travail. Une inquiétude partagée par d'autres professionnels et acteurs de ce domaine. Décryptage.

"Il en va en matière d'accidents du travail comme en aviation : les moments les plus accidentogènes sont le décollage et l'atterrissage. Dans le secteur de la construction, cela correspond aux moments de crise et de fort redémarrage de l'activité." C'est ce qu'affirme l'avocat Michel Ledoux, spécialisé sur les sujets de santé-sécurité au travail, contacté par Batiactu. "Aujourd'hui, l'activité repart, le secteur manque de main-d'œuvre qualifiée et formée à la gestion des risques. Les professionnels se tournent donc souvent vers des salariés intérimaires et CDD, voire des salariés détachés, que cela soit de manière légale ou hélas illégale pour ces derniers. Or, les compétences de ces travailleurs en matière de sécurité sont moins avérées. Par ailleurs, les chantiers sont nombreux et les prix rudement négociés. Résultat de ce cocktail explosif : au sein de mon cabinet, il n'y a pas une semaine qui passe sans que l'on nous contacte pour un gros pépin", nous assure-t-il. Plusieurs études ont montré que l'accidentologie était plus élevée chez les intérimaires que chez les salariés permanents.

 

Les chiffres officiels des accidents du travail, communiqués par la Caisse nationale d'assurance-maladie des travailleurs salariés (Cnam-TS), sont connus avec un décalage d'un an et demi environ. La publication des chiffres de 2017 et 2018 n'est donc pas pour demain. Mais pour Michel Ledoux, "nous constaterons très probablement une forte augmentation des sinistres dans le secteur". Du côté de l'OPPBTP, il "n'existe pas de données qui nous permettraient d'avoir une visibilité en temps réel sur l'accidentologie dans le secteur", explique Paul Duphil, son directeur général, à Batiactu. "Nous n'avons des remontées que sur les accidents graves ou mortels, mais ils ne sont heureusement pas assez nombreux pour que l'on puisse en tirer une tendance. Ceci dit, une chose est sûre : depuis un an, l'emploi intérimaire dans le secteur augmente fortement, comme nous pouvons le voir par l'augmentation des cotisations intérim. Par ailleurs, les conclusions de plusieurs études montrent que le taux de fréquence d'accidents du travail est plus élevé pour les salariés intérimaires que pour les permanents [lire l'encadré ci-dessous]."

 

"La prévention des risques est impulsée par la direction des entreprises"

 

Vincent Giraudeaux, président de la Fédération des acteurs de la prévention, affirme pour sa part ne pas avoir eu vent d'une recrudescence des accidents. Mais affirme que c'est tout à fait envisageable au vu du contexte. "Il y a la reprise, le Grand Paris, les JO 2024 et une hausse de l'emploi intérim. De manière évidente il risque d'y avoir plus d'accidents", explique-t-il auprès de Batiactu. "Mais s'il y a des accidents touchant des intérimaires, il ne faut surtout pas les pointer du doigt. La prévention, cela vient du haut, de la direction. C'est la conséquence de toute une organisation. Or, actuellement, les entreprises sont en pleine réorganisation interne, de nouvelles équipes se constituent. Quand on démarre un chantier du Grand Paris, c'est en quelque sorte une nouvelle entreprise qui se créé. La sécurité des salariés et des intérimaires peut pâtir de ces grands mouvements organisationnels."

 

 

Ce à quoi il faut ajouter la complexité des grands travaux qui viennent d'être lancés. "Dans le cadre du Grand Paris, par exemple, on ne fabrique que des prototypes. On réfléchit aujourd'hui à des modes opératoires qu'un ouvrier mettra en oeuvre dans vingt-cinq mois", détaille Vincent Giraudeaux.

 

Les entreprises générales ont concocté un référentiel de formation pour les intérimaires

 

La réglementation prévoit plusieurs obligations pour l'employeur, visant à assurer la sécurité des intérimaires. "Pour une embauche sur un poste à risque, l'entreprise utilisatrice doit faire bénéficier le salarié d'une formation renforcée aux modes opératoires, sur le poste de travail", rappelle Michel Ledoux. "Mais pour être réaliste, une entreprise va hésiter à consacrer une formation suffisamment longue pour un intérimaire recruté pour cinq jours !"

 

"La profession a fait d'immenses progrès ces dernières décennies", M. Ledoux

 

C'est notamment pour pallier ce problème que les entreprises générales, réunies au sein d'Entreprises générales de France (EGF.BTP), ont réalisé un référentiel de formation à la prévention pour les intérimaires, doublé d'une plateforme permettant aux entreprises utilisatrices d'effectuer un suivi de ces formations. Une initiative saluée par Michel Ledoux. "C'est une solution intelligente de mutualiser ces informations. Cela me semble aller dans le bon sens. Il le faut, car nous traversons une période très dangereuse." EGF.BTP a demandé à l'OPPBTP d'auditer les organismes de formation qui font passer le cursus. "J'ai réalisé deux audits en février, et j'ai pu constater que les salariés intérimaires étaient très satisfaits de ce système", nous explique Philippe Maygnan, directeur grandes entreprises à l'OPPBTP. "Ils sont pris en compte avant même d'être présents sur chantier. C'est un changement important pour eux."

 

"Il faut rappeler que la profession a fait d'immenses progrès ces dernières décennies en matière de prévention des risques professionnels", observe Michel Ledoux. L'avocat prend l'exemple des équipements de protection individuelle (EPI). "Il y a encore vingt ans, le port du casque était loin d'être la norme dans le secteur. Aujourd'hui, c'est entré dans les mœurs." En matière de sécurité pour les intérimaires, les initiatives sont également nombreuses, comme nous le rappelle Paul Duphil (OPPBTP). "Il y a bien sûr le rôle important de suivi individuel des services de santé au travail, et beaucoup d'autres outils développés par l'OPPBTP tels que les modules d'accueil, les supports de formation, les conventions signées avec les organismes patronaux. Nous avons également un accord avec Manpower : nous formons leurs personnels pour les sensibiliser aux risques professionnels existant dans le BTP et à la question des compétences des salariés intérimaires en la matière."


En prévention, les majors cherchent à "épurer" leur politique de prévention

 

Comment le secteur de la construction pourrait-il réussir à progresser encore en matière de diminution des accidents du travail et des maladies professionnelles ? "Se pose toujours la question de l'effectivité des mesures de prévention", observe Michel Ledoux. "Il ne suffit pas de noircir du papier, PPSPS, document unique... Nous constatons que même chez les employeurs les plus vertueux, il y a parfois un décalage entre le discours et la réalité du chantier." D'après Vincent Giraudeaux, les grandes entreprises du secteur se sont emparé de cette problématique et cherchent aujourd'hui à épurer leur politique de prévention. "On critique souvent la réglementation qui serait trop complexe. Mais n'oublions pas que les acteurs du privé sont eux aussi très friands de cadres et de procédures destinées à rassurer. C'est pourquoi, dans les majors, ils cherchent actuellement à purifier, clarifier les processus et plus que jamais à communiquer avec les équipes."

 

Accidents du travail : pourquoi les intérimaires sont-ils davantage touchés ?

 

Paul Duphil, directeur général de l'Organisme professionnel de prévention du BTP (OPPBTP), expose à Batiactu les trois raisons pour lesquelles les salariés intérimaires sont davantage touchés par les accidents du travail que les salariés permanents.

 

"Tout d'abord, il y a la question de la compétence des intérimaires en matière de prévention, un certain nombre d'entre eux étant de bas niveau de qualification, mais aussi celle des habitudes de travail et de l'intégration aux équipes (l'arrivée d'intérimaires perturbe les équilibres et relations existants au sein des équipes de salariés permanents). Par ailleurs, nous avons constaté l'existence de mécanismes de mise à l'épreuve : les équipes en place veulent en quelque sorte 'tester' le salarié intérimaire comme tout nouvel arrivant en le poussant à faire des taches plus délicates voire plus dangereuses."

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