DÉSILLUSION. Quelle place va prendre le matériau bois dans la construction de demain ? En guise de réponse possible, le retour d'expérience éclairant détaillé par Jacques Bouillot, de la direction innovation et filière sèche d'Eiffage construction, lors d'un colloque organisé par la sociétés des ingénieurs de protection incendie (SFPE).

Après l'enthousiasme, vient la désillusion, puis la découverte d'un équilibre productif à prix compétitif sur des marchés bien définis. C'est ce parcours qu'est en train d'achever Eiffage dans le secteur de la construction bois, comme l'a expliqué Jacques Bouillot, de sa direction innovation et filière sèche, lors d'un colloque organisé par la société des ingénieurs de protection incendie (SFPE), ce 22 janvier 2020 à Paris.

 

Au départ très optimiste au sujet du bois, Eiffage construction a petit à petit fait évoluer son analyse, jusqu'à en être conduit à prendre des décisions radicales. Le groupe a une certaine pertinence dans ce domaine, puisqu'il a été à la manœuvre sur divers chantiers emblématiques : la résidence Jean Jouzel à La Rochelle ("bâtiment qui stocke le plus de carbone aujourd'hui en France", assure Jacques Bouillot), le quai de la Borde (Ris Orangis), l'immeuble Sensations à Strasbourg et enfin le projet de tour Hypérion, à Bordeaux, actuellement en chantier. Batiactu résume les principaux points avancés par le constructeur.

 

Pour un projet bois, la méthode est à l'inverse d'un projet béton

 

L'enseignement majeur que retient Jacques Bouillot, c'est que la construction d'un bâtiment en bois se pense d'une manière toute différente, et même inverse, qu'un bâtiment en béton. "Pour le béton, on commence par se poser la question de la structure, puis on définit le reste étape par étape. Dans le cas d'un projet bois, nous faisons l'inverse : nous commençons par la sécurité incendie à travers le design intérieur, et nous nous occupons de la question de la structure en dernier", affirme-t-il.

 

"Le béton est un matériau fantastique"

 

Quelle est la raison de ce renversement de perspectives ? Pour le professionnel, la réponse est simple : elle tient à ce que le béton est un "matériau fantastique", répondant à lui tout seul à une multiplicité de problématiques (incendie, acoustique, par exemple). Cela n'est pas le cas du bois - qui a d'autres atouts -, il faut donc changer de méthode et passer beaucoup plus de temps en phase conception/études. Son mauvais classement de résistance au feu est un handicap évident, notamment pour des projets d'immeuble de moyenne ou grande hauteur. De plus, la réglementation est encore et toujours pensée pour le béton, d'où la nécessité d'une évolution rapide des textes si l'on voudrait stabiliser les règles du jeu.

 

La difficulté de 'vendre' un projet bois... où le bois ne se voit pas !

 

Autre difficulté identifiée par Eiffage : comment décrocher un appel d'offres qui demande à ce que le matériau bois soit visible dans le projet fini, alors même que, notamment pour des raisons de sécurité incendie, le bois doit être souvent calfeutré, protégé, donc invisible ? Une problématique tout autant pertinente pour la façade que pour l'aménagement intérieur. "Je demande toujours au promoteur ce qu'il a vendu à ses clients", explique Jacques Bouillot.

 

Peut également apparaître un souci de distorsion de concurrence au moment de l'appel d'offres, la prime pouvant aller, au moment du choix du projet par le maître d'ouvrage non-sachant, au projet qui affiche le plus beau visuel, donnant la part belle au bois. Alors même que des études ultérieures viendront montrer qu'il n'est pas possible de mettre autant de bois visible que prévu au départ... Ce qui pose la nécessité de deux avancées : la première, celle de bien cadrer la réglementation construction bois pour que tous les acteurs savent ce qu'il est possible de faire ou pas - éviter ainsi les distorsions de concurrence.

 

La seconde, évaluer le seuil d'acceptabilité de son maître d'ouvrage "de voir ou non le matériau bois dans ou sur le bâtiment". Jacques Bouillot identifie trois scénarios pour un bois visible : soit il se voit un peu à l'intérieur et non en façade ; soit il est visible en façade, mais protégé par exemple par un film de verre ; soit il est visible en sous-face des balcons (solution choisie pour Hypérion, le projet bois construit par Eiffage où l'on voit le moins le matériau). Bien sûr, ces observations concernent surtout les projets d'une certaine hauteur, puisque sur les immeubles d'habitation de première et deuxième familles, la contrainte réglementaire est nettement moins forte.

 

 

La question des coûts de conception et des tests au feu

 

Qui dit construction bois, aujourd'hui, dit bien souvent la nécessité de financer de coûteux essais liés à la sécurité incendie, notamment les fameux Lepir. "Nous avons réalisé pour plus d'un million d'euros de tests sur des sujets bois", révèle Jacques Bouillot. "Une question : combien d'entreprises générales en France ont les moyens de dépenser une telle somme en amont ?" Cela pourrait également entraîner une forme de distorsion de concurrence, entre ceux qui ont les moyens et ceux qui ne les ont pas. Bien sûr, la filière avance sur ce sujet avec la production et la mise à jour en 2019 d'un guide façade bois permettant à n'importe quelle entreprise de connaître des solutions clés en main, testées et validées, pour des façades bois. Mais reste la question des avis de chantier, des tests qui ne valent que pour un seul projet, tenant compte de ses particularités, dont le surcoût est bien réel.

 

La question des balcons en lien avec la sécurité incendie

 

La tour Hypérion a la particularité d'avoir de nombreux balcons. "Beaucoup de tours, dans le monde, n'ont pas de balcons", observe pourtant le responsable d'Eiffage. "Est-il raisonnable de continuer à faire des balcons en console sur un immeuble de moyenne hauteur ? Je reste dubitatif." La question de la présence de matériau bois non protégé sur un balcon entraîne évidemment un risque de contamination du feu à travers l'ensemble de la façade.

 

Le risque juridique induit par l'utilisation du bois

 

Le bois étant un matériau plus facilement inflammable que le béton, en installer sur un bâtiment, notamment résidentiel, n'est pas sans faire courir quelques risque en terme de responsabilité juridique, voire pénale en cas de drame. "On ne peut pas jouer avec la vie des usagers et des pompiers", observe Jacques Bouillot, qui espère que les acteurs qui prescrivent et posent du bois ont bien cela en tête. En cas d'incendie, même s'il ne faisait pas de victime, la réputation des acteurs impliqués pourrait s'en voir gravement impactée.

 

Le bois est-il toujours pertinent en quatrième famille ?

 

Eiffage le reconnaît clairement : ces derniers temps, il a refusé quatre projets d'immeuble de moyenne hauteur (28-50 mètres) en bois. Et compte se concentrer sur des solutions en deuxième et troisième familles, où il y a de "belles choses à faire", en allant chercher un coût compétitif - le major a racheté la marque Savare, spécialisée en charpente bois. "Nous avons connu une phase de désillusion par rapport au bois, après avoir fait le tour de la question, et aujourd'hui nous remontons la pente", explique Jacques Bouillot. Il évoque les "chimères d'IMH et d'IGH en bois". Selon lui, alors que la communication pour ce matériau se porte majoritairement sur ces projets emblématiques, son avenir serait plutôt en troisième famille et en-dessous.

 

Cet avenir du bois plutôt en troisième famille est probablement entraîné, en partie, par le renforcement réglementaire d'août 2019, survenu dans la foulée du drame de la tour Grenfell, à Londres. Un point qui a été détaillé par Emmanuelle Gaud, de la société Efectis, également présente à la journée de la SFPE. "En troisième famille d'habitation, installer du bois en façade est possible si l'on a recours aux solutions détaillées dans la guide 'façade bois', ou bien en réalisant une appréciation de laboratoire", a-t-elle détaillé. En quatrième famille, toutefois, l'installation d'éléments bois en façade n'est plus possible, si ce n'est protégés par un écran thermique (le bois ne serait donc plus apparent).

 

La "lame de fond" du carbone

 

Si, malgré, tout, le représentant d'Eiffage est persuadé que le bois en construction a de l'avenir, c'est bien évidemment dans le souci de décarboner les bâtiments. A ce titre, Eiffage est engagé dans la construction du village des athlètes aux Jeux olympiques 2024. "Sur les bâtiments R+10, la structure est 100% béton. Sur les R+5, nous partons pour le moment sur une dalle béton collaborante avec un système poteaux-poutres bois. Nous réaliserons des essais feu pour nous assurer de pouvoir garder les poutres apparentes en bois. Si cela ne fonctionne pas, il nous faudra les encoffrer." Les exigences fixées par la Solideo sont "extrêmes" en matière de carbone, assure-t-il. "Nous allons construire les bâtiments les plus décarbonés qui soient, c'est très intéressant."

 

La mixité des matériaux, vraie solution ?

 

Pour le responsable d'Eiffage, le vrai changement sera moins apporté par l'utilisation du matériau bois en tant que tel, que par la guerre déclarée au carbone. "Nous devrons réduire pour moitié la part du béton dans la construction, en maintenant les mêmes performances notamment en protection incendie", explique-t-il. "Nous allons donc commencer à mélanger les matériaux, ce qui posera des problèmes de feu à cause des interfaces, avec moins de béton et plus de produits complexes multi-matériaux." Les autres tendances sont connues : préfabrication, réemploi des matériaux, utilisation de biosourcés... Après la communication tapageuse sur de grands projets emblématiques en bois, le BTP parviendrait-il à l'âge de raison ?

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