MISE AU POINT. Selon plusieurs spécialistes français de la construction bois de grande hauteur, la France serait bien prête à lancer des projets d'immeubles R+10/15 dans ce matériau. Pour Joël Kruppa, pilote de la commission Incendie pour Adivbois, et Daniel Joyeux, président d'Efectis, le pays dispose de toutes les compétences pour relever le défi.

Alors qu'un appel à manifestation d'intérêt a été lancé pour la construction d'une vingtaine d'immeubles en bois de grande hauteur, destinés à abriter des logements, hôtels ou espaces de bureaux, les experts de la filière se mettent en ordre de bataille. Les propos du professeur José Torero, sur la relative impréparation de la France dans le domaine, ont suscité des réactions. Joël Kruppa, le président de la commission technique Incendie d'Adivbois (association de développement des immeubles à vivre en bois), nous raconte : "Nous sommes en cours de rédaction d'un vadémécum qui fait l'état de l'art et donne des recommandations pour les immeubles de grande hauteur en bois, en ce qui concerne la structure, l'enveloppe, l'acoustique ou la sécurité incendie. C'est une démarche globale avec des ateliers spécialisés. Le but est d'accompagner les équipes pour permettre toute la sécurité".

 

 

La France dispose déjà d'outils performants

 

Selon le spécialiste, la réglementation française actuelle aurait déjà bien évolué au cours de ces dernières années, pour en arriver à un objectif de mise en place d'une ingénierie de la protection incendie. Le bois, matériaux combustible à la différence du béton ou de l'acier, doit donc être protégé au moyen d'autres matériaux. "Il faut trouver l'équilibre entre le design, le coût, la masse et l'empreinte carbone par des études de faisabilité qui définiront et dimensionneront les besoins de protection", avertit Joël Kruppa. Il évoque également le déploiement de systèmes d'extinction automatique (sprinklers) dans ces immeubles particuliers, une réponse qui posera à son tour la question de l'humidification du bois. "Nous ne nous lançons pas à l'aveuglette", assure-t-il, "il y a quelques inconvénients ponctuels mais nous travaillons à réduire les risques".

 

La question de l'ingénierie de sécurité incendie est posée depuis 2004, et l'entrée en vigueur d'une nouvelle réglementation qui demande la prise en compte de scénarios réels. Là encore, le membre d'Adivbois précise : "Les outils sont suffisants et performants pour prendre en compte la contribution des éléments de structure (planchers, cloisons) et du mobilier d'un bâtiment, même si c'est plus compliqué à modéliser, puisque les phénomènes d'auto-extinction nécessiteraient des essais complémentaires". Pour la réaction des matériaux face au feu, les spécialistes français évoquent l'arrêté de 2011 sur les IGH et une note spécifique sur le bois, datant de 2015. Joël Kruppa note qu'elle consiste, pour l'heure, à utiliser des approches de comportement au feu définies par le ministère.

 

Plus de formations qu'il y a 10 ans

 

Du côté de la formation, le spécialiste concède qu'il y a eu "un peu de retard au démarrage" et qu'il faut intensifier les efforts. Mais, à ce jour, plusieurs diplômes existent. "Il y a trois formations spécialisées à Rouen, Aix-Marseille et au Mans. Elles abordent les comportements structurels, les transferts thermiques, le développement du feu ou les comportements des occupants humains", énumère le président de la commission Incendie. "Certains professeurs internationaux y interviennent", ajoute-t-il. Daniel Joyeux, le président d'Efectis (centre d'expertise des sciences du feu), renchérit : "L'ouverture à l'ingénierie est plus importante. La discipline est utilisée dans les ERP mais aussi dans le nucléaire. Que ce soit du verre, de l'acier, du béton ou du bois, c'est une question de méthodologie plus que de matériau en lui-même". Il souligne : "José Torero n'a pas exercé en France depuis longtemps. Mais nous avons une approche différente du travail des préventionnistes anglo-saxons : les ingénieurs français justifient scientifiquement de l'ouvrage". Et rappelle au passage les applications récentes lors de la conception de la Fondation Vuitton, un bâtiment qui multiplie les couplages de matériaux, y compris le bois, et dont la sécurité incendie a largement profité d'une approche typée ingénierie.

 

 

"Le CSTB et Efectis, deux laboratoires, ont promu l'indispensable combinaison 'essais + calculs' pour limiter la propagation de l'incendie, intégrer le comportement au feu d'une structure complexe et garantir la sécurité des intervenants", relate Daniel Joyeux. Pour lui, la question des immeubles de grande hauteur doit être laissée à l'appréciation des concepteurs : "Il faut protéger les parties qui doivent l'être, en laisser nues d'autres. Nous avons les moyens, les outils, les connaissances pour définir des règles. Nous manquons encore de données, mais les laboratoires permettent d'y accéder". Sur la démarche, tous les experts de la question sont donc d'accord : il sera nécessaire de passer par la construction de plusieurs immeubles prototypes, des cas d'application, avant de figer une réglementation précise pour les IGH bois. Joël Kruppa se veut confiant : "Nous pouvons nous lancer dans les études et la construction avec une analyse des risques et de nouvelles solutions techniques à développer. Nous compenserons par plus de protection, car il ne faut pas prendre de risques trop importants".

 

Concernant les suites pour la filière, le membre d'Adivbois résume : "Les lauréats de l'appel à manifestation d'intérêt seront connus à la mi-septembre. Et courant 2018, nous devrions avoir des choses qui commencent à sortir de terre". De son côté, Daniel Joyeux, insiste sur le rôle moteur des décideurs : "Si le politique veut se lancer, il faudra travailler pour que le niveau de sécurité soit analysé avant de construire. Mais si la tour Burj Khalifa a réussi à se faire, alors les immeubles bois réussiront aussi ! L'innovation reste un outil majeur dans l'évolution de l'acte de construire".

actionclactionfp