ENTRETIEN. Construire "mieux, plus vite, moins cher" : cette expression a été martelée par le Gouvernement, depuis la présentation du plan Logement - devenu le projet de loi Elan. Jean-Lucien Bonillo, professeur à l'école nationale supérieure d'architecture de Marseille, nous en explique l'origine.

Batiactu : Le Gouvernement actuel, comme objectif de son projet de loi pour le Logement, a choisi le slogan «Construire plus, mieux et moins cher». Quelle est l'histoire de cette expression ?

 

Jean-Lucien Bonillo : Elle a été créée et popularisée par l'architecte Fernand Pouillon (1912-1986), dont le leitmotiv était plus précisément «construire vite, mieux et moins cher». Pour atteindre cet objectif, il a bénéficié d'abord du contexte de l'immédiat après-guerre, une période favorable à l'expérimentation et où l'on avait un très fort besoin de logements. La crise dans ce secteur durait depuis les années 20 et les dommages de guerre l'avaient aggravée. Il s'est donné les moyens de maîtriser les coûts et la qualité, notamment en intégrant à son agence un bureau d'études techniques. Il estimait aussi qu'en matière de construction de logements il n'était pas nécessaire de recourir à l'industrialisation ni à des systèmes constructifs compliqués : le mur porteur plutôt que la structure dynamique du poteau-poutre. Un autre élément a joué également en faveur de la qualité, c'est qu'à l'époque, les pouvoirs publics pilotaient l'effort de reconstruction, et dans un contexte de pénurie tous les moyens étaient bons, par exemple le financement et le soutien à la filière pierre, matériau employé par Pouillon. Enfin, dans son modèle, c'est l'architecte qui maîtrisait l'ensemble des missions de conception et d'exécution, ainsi que le processus, de la carrière à la livraison. Mais c'était une autre époque, beaucoup plus ouverte aux expériences et à l'innovation, moins contraignante du point de vue des normes, on pouvait faire travailler les ouvriers de nuit sur les chantiers comme Fernand Pouillon en Algérie, etc. Tout cela avant les années 60 qui ont été plus problématiques. Cette maîtrise, cependant, Fernand Pouillon est arrivé à la garder par la suite, dans les décennies 1960-70, à l'inverse de la tendance générale. Rares sont les architectes qui dans cette période-là sont parvenus à assurer l'objectif de quantité -avec les ZUP notamment qui ont suivi les Grands ensembles- sans renoncer à la qualité. Le rôle des architectes, depuis, s'est réduit comme une peau de chagrin… Sauf l'ouverture des concours et la définition des missions dans le cadre de la loi MOP en 1985 qui a été un élément positif, pour les architectes et pour la qualité.

 

 

Batiactu : Les bâtiments conçus par Pouillon ont-ils bien vieilli ? Et quels enseignements le Gouvernement peut-il tirer de son expérience ?

 

Jean-Lucien Bonillo : Oui, l'œuvre de Pouillon a plutôt bien vieilli dans l'ensemble. La pierre y est pour beaucoup, mais aussi l'adhésion et l'intérêt des habitants pour son architecture. Il a construit beaucoup de logements bien équipés avec de beaux espaces publics, en région parisienne, en Provence, en Algérie... Mais plus encore que de Pouillon lui-même, je crois que l'on devrait surtout s'inspirer de l'expérience de la «Reconstruction» au sens opérationnel du terme. Après 1945, pendant dix ans, l'État s'est impliqué dans les opérations sur le plan financier en investissant plus d'argent et a accompagné les expérimentations, mobilisé tous les acteurs. Il a édicté des normes mais qui n'étaient pas encore trop contraignantes. Dans le cadre de la reconstruction les architectes ont eu des marges de manœuvre pour expérimenter, même dans le cadre de la préfabrication déjà prônée par l'État, mais qui n'en faisait pas encore à ce moment un principe absolu privilégiant la logique des grandes entreprises. Plus pragmatique, si j'ose dire, l'architecture de cette période associe matériaux et procédés anciens et nouveaux.

"L'État doit s'impliquer, pas seulement sur le plan législatif, mais au niveau financier, susciter et accompagner l'expérimentation."

 

Batiactu : Quelle est la différence la plus flagrante entre cette époque d'après-guerre et celle que nous vivons ?

 

Jean-Lucien Bonillo : Dans la période des Trente Glorieuses, le contexte était bien différent. Il n'y avait pas bien sûr les questionnements actuels sur l'environnement, la durabilité, etc., et l'urgence était de loger ; d'abord les «sinistrés», mais aussi de répondre à la pression démographique, aux besoins des rapatriés d'Algérie. Par ailleurs, des familles vivaient à l'époque dans des taudis et des bidonvilles. Mais de manière plus générale, je dirais que ce qui saute aux yeux c'est qu'aujourd'hui nous construisons énormément moins de logements sociaux. Le parc social et le parc privé ont aujourd'hui tendance à se rejoindre en termes de normes, et les surfaces des logements n'ont cessé de diminuer... Ceci est le résultat de choix politiques successifs, ceux faits tout d'abord sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing. On sait qu'il a privilégié le pavillonnaire, mais il a aussi décidé de basculer vers un modèle d'aide à la personne. Cela a conduit progressivement à une sorte de marché unique du logement, et en même temps on a vu chuter, dès le début des années 1970, la production de logements sociaux. Ce secteur est alors entré dans une logique spéculative, et progressivement n'a plus été considéré, comme cela était le cas lors de l'après-guerre, comme un bien commun, un service public. Aujourd'hui, on n'admet plus que le logement social soit déficitaire. Et les parlementaires sont bien conscients du fait que certains (pas tous, heureusement) bailleurs sociaux disposent d'importantes réserves et se comportent comme des entreprises privées - voire dans certains cas comme les pires des entreprises privées.

 

Batiactu : Que conseillez-vous aux décideurs pour atteindre cet objectif de construire «plus, mieux et moins cher» ?

 

Jean-Lucien Bonillo : L'État doit s'impliquer, pas seulement sur le plan législatif, mais au niveau financier, susciter et accompagner l'expérimentation. Il faut également compter sur le rôle des architectes pour innover, pour la qualité des espaces de vie, pour le contrôle des coûts, et pour faire le lien entre logement et urbanisme. C'est hélas le contraire qui se dessine puisque dans la loi ELAN on semble vouloir les écarter de la production du logement social. Le logement social est traité aujourd'hui en termes de pourcentage, mais finalement de plus en plus de manière disjointe de l'urbanisme et de l'architecture dans les politiques publiques. La logique de secteur des ministères et directions séparées est dommageable du point de vue des enjeux à atteindre. Il faudrait associer ces tutelles et ces domaines pour traiter les enjeux globalement et transversalement et pour aboutir à des résultats intéressants.

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