POLEMIQUE. Lutte contre le réchauffement global, neutralité carbone, choix technologiques ou sociétaux, Jean-Marc Jancovici, président du think-tank The Shift Project, a balayé toutes les thématiques de la transition écologique. Et le constat est, pour lui, sans appel : la "croissance verte" ne peut pas exister.

"L'énergie est la quantification des changements. Davantage d'énergie c'est donc davantage de changements, positifs ou négatifs", résume Jean-Marc Jancovici, le président de The Shift Project (TSP), association qui milite pour la réduction de la dépendance aux énergies fossiles. Invité du premier débat organisé par l'association Equilibre des énergies, désormais présidée par Brice Lalonde, il a souhaité reposer quelques principes de base : "Pour avoir deux chances sur trois de rester sous la limite de 2 °C de réchauffement climatique, nous pouvons encore émettre 1.000 Gt de CO2 dans l'atmosphère. Ce qui correspond à la moitié de ce qui a été émis jusqu'ici, pendant les 200 ans de l'ère industrielle". Un chiffre qui, en raison de l'explosion démographique terrestre, amène le "budget carbone per capita" à seulement 1/6e de ce qu'il était pour les générations précédentes ! "Atteindre la neutralité carbone c'est viser l'équilibre", poursuit-il, faisant remarquer au passage que les traces de l'activité humaine dans l'atmosphère resteront ensuite mesurables pendant des milliers d'années.

 

 

L'acroissance, qu'est-ce donc ?

 

Pour Jean-Marc Jancovici, il est impossible de marier la démocratie, soumise à la décision populaire et à des rythmes courts de l'ordre d'un ou deux mandats, et la technique, soumise aux lois intangibles de la physique et aux horizons beaucoup plus lointains. Le président de TSP note : "Nous sommes dans un monde de machines, où tout est produit par elles. S'astreindre à consommer moins, c'est forcément contracter le PIB". Pour lui, "il faut accepter l'idée que la croissance effrénée et les progrès techniques déraisonnables sont dispensables". "La croissance verte ? Je n'y crois pas une seconde !", déclare-t-il. Evitant de proposer une "décroissance", il avance des théories "acroissantes" qui peuvent se passer de croissance économique. "The Shift Project formule des propositions du pauvre, c'est-à-dire les investissements les plus bas possibles. Il faut choisir les solutions dont les coûts à la tonne de CO2 évitée sont les plus faibles. Or c'est exactement l'inverse que l'on fait aujourd'hui avec la future Réglementation environnementale 2020 pour les bâtiments ou avec les véhicules électriques", soutient le spécialiste. Il estime que le surplus d'investissements nécessaire pour passer de constructions conformes à la RT2012 à un standard Bepos reviendrait à 10.000 € la tonne de CO2 évitée, tout comme l'installation de photovoltaïque sur les toitures sous nos latitudes.

 

La première urgence, selon TSP : s'attaquer au secteur de l'énergie. "Il faut se débarrasser des centrales à charbon et du gaz dans les 35 ans qui viennent", assène Jean-Marc Jancovici, qui estime que le scénario de l'Ademe prévoyant 460 TWh de gaz renouvelable injectable dans le réseau en 2050 n'est pas réaliste. A son idée, le nucléaire civil - totalement décarboné - assurera l'essentiel de la production, devant les renouvelables. Dans les transports ensuite, il recommande de réduire drastiquement les niveaux réglementaires de consommation d'essence pour les véhicules particuliers. "La mobilité électrique n'est pas la solution si tous les ménages disposent d'une voiture, car il faudrait multiplier par 300 les capacités de production de batteries !", souligne l'expert qui propose à la place que soit développée l'offre de transports en commun électriques. Encore plus drastique, il veut "tuer l'avion pour les vols européens en maintenant des liaisons ferroviaires entre les villes". Conscient de ce profond changement de mode de vie, Jean-Marc Jancovici assume : "Sur le plan industriel cela va faire mal, mais il sera impossible de diviser par quatre l'empreinte carbone de la production de ciment ou d'acier sans diminuer les volumes de production".

 

Rénover le parc et lutter contre l'étalement urbain

 

 

Sur l'aménagement du territoire, les propositions sont aussi extrêmes : "Pour l'agriculture, il faut diviser par deux le cheptel bovin et multiplier par trois les prix en sortie de ferme, en les encadrant". "L'étalement urbain n'est pas soutenable dans un monde à l'énergie contrainte", poursuit-il. Le président de TSP estime qu'il faudra redévelopper les petites et moyennes villes, au détriment des grands centres urbains, dont les hinterlands sont trop étendus, pénalisant l'accès aux ressources et multipliant les distances de transport pour les plus pauvres. Interrogé sur l'intérêt de la construction bois pour répondre à la demande, il répond : "C'est une bonne idée dans certaines limites. Il est impossible de construire 500.000 logements en bois par an sans faire de la déforestation". Sur la rénovation du parc existant, Jean-Marc Jancovici soutient : "Pour décarboner efficacement le chauffage en France, il faut valoriser la chaleur perdue". Le développement de la géothermie, des réseaux de chaleur et la généralisation des pompes à chaleur répondraient à ces desiderata. Poussant plus loin sa réflexion, il livre : "Le remplacement du DPE par le Passeport rénovation, plus sérieux, est une piste. On pourrait par exemple, au terme d'une visite d'une demi-journée dans le logement, dresser la liste des équipements à changer et des travaux d'isolation à mener, à titre indicatif. Dans un deuxième temps, il faudrait une logique d'embarquement de la performance énergétique lors des interventions comme un ravalement de façade ou de changement de chaudière. Enfin, dans le rôle de voiture-balais une date limite imposerait que tout soit fait faute de quoi les droits de mutation, de succession ou les taxes seraient multipliés par 5 ou 10".

 

L'expert des questions de transition fait le distinguo entre "efficacité énergétique" qui suppose de maintenir un service constant à consommation moindre, et "sobriété" qui impose de renoncer à une partie de ce service. Jean-Marc Jancovici donne l'exemple de la transition actuelle de l'automobile vers les transports doux comme le vélo, forcément moins confortable et pratique pour certaines occasions. Selon lui, c'est la "norme sociale" qui entraînera les changements, et non la technologie : "Les progrès techniques ne changent rien, ils sont toujours affectés à violer les limites". Le prix du CO2 rendra inacceptable certaines pratiques, même si, pour le président du TSP, un niveau de 200 ou 300 €/tonne ne sera même pas suffisant. Dernier axe, un meilleur contrôle de la démographie par le développement des plannings familiaux, de l'éducation des femmes et de sécurités sociales dans les pays en développement. "Il faut le faire en douceur, faute de quoi la régulation se fera par les famines et les maladies, qui entraîneront des guerres", conclut-il. Une perspective peu réjouissante destinée à faire prendre conscience à ses contemporains.

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