Grande figure professorale, Nasrine Séraji achève ces derniers jours une résidence de 164 logements étudiants à Paris. Pour sa première construction parisienne, elle s'offre le luxe, pour 1.000 euros du m², de faire un bâtiment manifeste. Vers une architecture en trois points...

Plan maîtrisé contre plan libre, voile percée contre fenêtre en bande, porteur contre pilotis... En trois postures élémentaires, Nasrine Séraji se démarque de façon magistrale du dogme moderne qui prévaut depuis les années 20. La fameuse charte d'Athènes se trouve mise à mal, non pour régler ses comptes, ni pour revenir en arrière, simplement pour la dépasser et la continuer. Avec cette résidence universitaire, inclue dans une vaste opération immobilière réalisée par la SAGI, l'architecte réalise là un véritable ovni. Loin du vocabulaire des sociétés patrimoniales, elle transforme une construction angulaire de 164 logements en un véritable manifeste de "l'imbrication spatiale du temps contemporain".
Comment ? En prenant le contre pied de cette sacro-sainte charte d'Athènes des époques de croissance, mais qui, en ces périodes de congestion, n'est plus à même de répondre de manière efficace. Tout cela, en face d'acteur historique d'envergure, Bouygues et SAGI, dans un budget qui tend à devenir la norme (1.000 euros du m²). En somme, une leçon constructive qui amène à réfléchir sur la limite du gabarit urbain, sur la définition de l'intériorité et, sur une possible autonomie des usagers. Paris vaut bien une messe...

Un gabarit entre cuir et chair

Pour sa première construction immobilière à Paris, Nasrine Séraji construit à la marge. Ni intra-muros, ni sur le bord du périph, ni dans la zone, mais derrière l'Aquaboulevard, presque dans Issy-les-Moulineaux. Même si dans l'esprit, Paris n'y est pas, à la lettre, administrativement parlant, c'est encore le 15ème, un 15ème aux confins. Voilà pour le cuir.
Et c'est bien à la lettre que Nasrine va se conformer, aux règlements d'urbanismes qui administre la réglementation urbaine avec ses alignements, ses retraits, ses hauteurs, ses mansardes, ses prospects et ses saillies. Tellement que le projet rentre en crise avec la réglementation, stigmatisant l'asphyxie architecturale de ses contraintes et l'aporie sous-jacente. Et c'est dans cette tension que l'on comprend le moment qui sous-tend le projet : force centrifuge de l'emportement qui repousse la façade pour venir la plaquer contre l'enveloppe invisible du gabarit et, force centripète du sang-froid qui séquence les espaces dans une narration de l'intimité. Voilà pour la chair !
Mais cette contradiction ne vient pas de nul part. Elle est la matérialisation de l'avidité immobilière de nos édiles politiques, qui forcent la pression foncière à Paris intra-muros jusqu'à ce que les limites urbaines débordent, comme ici, rue du Colonel Pierre Avia, au 20, à Issy-les-Moulineaux, aurait-on envie de dire.

Point de fuite sur balcons autonymes

"J'ai choisi le lot d'angle avant tout pour le programme de logement étudiant qu'il proposait. Il se trouve que c'est aussi le bâtiment le plus en-vue." Aveu franc et massif de Nasrine Séraji à la mesure de sa dispute. Loin s'en faut qu'elle ait choisi le lot le plus simple. L'angle suscite toujours de vaste espace aveugle au croisement des deux axes, des façades hétérogènes ainsi que des pignons résiduels. Mais, voilà, elle a préféré le point de vue à la facilité. Pas pour le phénomène de monstration, -peut-être celui démonstratif, mais bien pour la possibilité d'utiliser le point de vue comme support d'évasion afin d'échapper à un quelconque enfermement. Et c'est bien sur cette ligne de fuite qu'elle va venir articuler son architecture jusqu'à la déprécation : en tissant un réseau de référence architecturale, qu'on ne nommera pas de peur d'en oublier ! Par contre, nous pouvons les passer en revue :
La façade sur rue d'abord. En béton lazuré, percée de baies carrées, répétitives, presque monotones, voire "classique", - pour reprendre ces mots, dans son traitement en soubassement vitré, qu'elle en devient théâtrale. La façade sur le jardin arrière, ensuite. En verre, en bois et en couleur, très précieuse avec ses loggias filantes qui se recroquevillent sur eux-même et, sa modénature en ruban brisé qui accélère l'échelle par une trame verticale très serrée, - même si au départ, la volonté était plutôt verticale ! La façade pompier, sur la voie s'entend. Celle qui a fait déjà développer pas mal de pellicule, avec sa suite aléatoire de balcons autonymes qui à force d'être des balcons en deviennent presque des signes d'eux-mêmes, voire une signature.

Se mettre le dos au mur

Faire des logements étudiants pour un professeur d'architecture n'est jamais chose simple. Le tournant peut-être rude. Mais, par une pirouette, - c'est la troisième !, Nasrine Séraji renverse la situation en mettant les étudiants face à une franchise qui interdit toute possibilité d'échapper à sa responsabilité individuelle. Grâce à un système de voiles porteurs, Nasrine Séraji libère le volume des contraintes de la trame. Cela donne parfois, comme c'est le cas au rez-de-chaussée, des poteaux un peu malheureux, mais qui sont complètement occultés par la liberté spatiale mise en place. En faisant un bâtiment à la structure hyperstatique, elle acquière une finesse de la structure porteuse qui s'efface complètement au profit d'un simple répartition d'un "bâtiment qui reste finalement très lourd. Enfin, très lourd entendu en terme de poids", s'amuse-t-elle à préciser.
Cet effacement de la trame lui sert à construire un parcours graduel, de l'espace public à l'espace privé. Depuis le hall de réception en passant par des couloirs "habités" jusqu'à la chambre, elle ponctue l'espace d'attention de plus en plus touchante pour accéder à l'intimité de la chambre. Partition tripartite de l'espace que l'on retrouve dans l'organisation des chambres avec l'espace douche, la kitchenette et la chambre. L'apothéose de la narration devenant le balcon privatif, totalement extérieur sur la voie pompier ou les loggias continues compartimentées sur cour qui peuvent se décloisonner au gré des affinités. On retrouve cette liberté du décloisonnement dans l'espace de transition entre les circulations verticales et les chambres. En effet, 164 logements génèrent forcément des volumes modulées. Pour échapper au couloir corridor, elles disposent les chambres en biais le long de l'enveloppe ce qui fragmente l'espace de circulation. Ce dernier devient ainsi, en miniature, le reflet du gabarit urbain, comme une place romaine. Une vraie leçon de savoir-vivre : entre une intimité respectée et une urbanité respectueuse, la liberté s'incarne dans l'autonomie.

Paris sera quand même Paris

Puis nous arrivons au dernier étage, et tout se renverse ! Comme si, tout ce que nous avions vu avant n'était en fait que les prémices, qu'un climax, en prévision de ce coup de théâtre. Rien de très grandiloquent pourtant, fonctionnellement parlant, des logements, quelques lieux de services, un espace lounge et une terrasse. "C'est sans doute l'espace le plus parisien du projet", prévient Nasrine en arrivant. Petite phrase à ne pas prendre à la légère !
Ici, Paris est à nos pieds. Un Paris que l'on ne verra jamais de Paris, à la façon de ces façades orientées au sud qui ne voit jamais de façades ensoleillées. Et l'on se prête à se souvenir d'où nous arrivons. De ce Paris qui n'est pas vraiment Paris, mais qui pourtant, légalement, en fait partie. Voilà exactement traduit en architecture ce type de sentiment flou, un de ces je-ne-sais-quoi qui font sens. Là où il y avait un gabarit contraint, le ciel de Paris s'ouvre entièrement. Là où il y avait une intériorité, voire une introspection, il y a maintenant une extériorité désarmante. Là où il y avait une certaine recherche de l'autonomie individuelle, nous sommes maintenant contraints par son vocabulaire narratif. Un tel art de transformer les contraintes fortes en marque d'un choix volontariste, est sans doute le meilleur enseignement de Nasrine Séraji

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