ANALYSE. Entreprises, architectes, particuliers, tous impactés ? Le monde de l'assurance-construction retient son souffle, dans le sillon des graves difficultés rencontrées par certains acteurs intervenant en libre prestation de services (LPS). Cette situation constituerait dans les années à venir un risque pour les professionnels de la construction mais aussi, pour leurs clients.

Une bombe à retardement qui pourrait toucher des milliers de Français, particuliers comme professionnels ; plus largement, une menace pour la stabilité de l'ensemble de la filière construction. Alors que de nombreuses sociétés d'assurance intervenant en libre prestation de services (LPS) traversent de graves difficultés, ces derniers mois - Gable, Elite, Alpha, SFS, etc. - la filière retient son souffle. Faillites, retrait du marché, retraits d'agréments : la situation de ces structures, spécialisées en assurance "low cost", et souvent adossées à des sociétés basées dans des pays offshore, inquiète car elles représenteraient environ 10% du marché français de l'assurance construction (certains parlent d'une dizaine de milliers de contrats). A mesure que la menace se précise, les langues se délient et les acteurs font ouvertement part de leur inquiétude.

 

Gable est en faillite. CBL, groupe d'assurance néo-zélandais, dont dépendaient notamment Alpha et SFS, est en liquidation et quitte le marché français. Sans repreneurs de leurs contrats, plusieurs milliers de chantiers ne seraient plus couverts. Maîtres d'ouvrages, entreprises, architectes et même clients particuliers, sont ainsi concernés.

 

Le FGAO ne couvre qu'une partie des particuliers

 

Le Fonds de garantie des assurances obligatoires (FGAO) a pour rôle de couvrir ce type de situations, mais son champ d'action est limité. Non seulement, il n'intègre pas les professionnels, seulement les particuliers (notamment la dommages-ouvrage), mais en plus il ne couvrira l'activité des assureurs en LPS qu'à partir du 1er juillet 2018, date d'entrée en vigueur d'un projet de loi allant dans ce sens, et seulement pour les contrats d'assurance souscrits ou renouvelés à compter de cette date, comme le précise le texte. Quid alors de tous les contrats conclus avant et des chantiers déjà entamés ou terminés (des centaines ? des milliers ?) ?

 

 

D'autant plus que le FGAO ne pourra intervenir que sur une petite partie des sinistres : "Ne sont couverts par le fonds de garantie que les sinistres garantis par le contrat dont le fait dommageable intervient pendant la période de validité du contrat et au plus tard à midi le quarantième jour suivant la décision de retrait de l'agrément de l'assureur", précise ainsi l'ordonnance du 27 novembre 2017 sur laquelle est basée le projet de loi. Autrement dit, très peu de particuliers seront concernés.

 

Inquiétude pour les TPE-PME

 

Les pouvoirs publics peuvent prendre les choses en main et demander par exemple aux assureurs solvables de mettre la main au pot pour couvrir les sinistres pour les particuliers dans les années à venir. Un passage de l'exposé des motifs du projet de loi précité met en effet la puce à l'oreille : "Le texte prévoit en outre une adaptation des contributions de l'ensemble des entreprises d'assurance au fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages (FGAO), afin de garantir, sur le long terme, la pérennité de ce mécanisme de solidarité nationale, qui offre un niveau élevé de protection des personnes physiques victimes d'un dommage et s'exerce en subsidiarité des mécanismes assurantiels." [Note du 30 mars 2018 : Bercy a répondu à Batiactu sur ces sujets, lire notre article ici.]

 

Du côté des professionnels, on craint également l'effet-cascade. Les acteurs de la construction vont devoir prendre en charge les dommages sur leurs propres fonds, si leur assureur est défaillant, quitte à mettre en danger la survie de leur entreprise. Premières impactées : les TPE-PME. "Les grandes entreprises ont les moyens, les compétences, la structure pour récupérer les informations sur leurs partenaires assureurs et leur solidité. Elles ne sont donc pas ou peu directement concernées par ce sujet", nous explique un spécialiste. "Au pire, elles connaîtront peut-être des problèmes en aval de la cascade de sous-traitance. Mais qu'en est-il des TPE-PME ?... Elles n'ont pas forcément les moyens de se renseigner sur les propositions qui leur sont faites, certains courtiers ne leur donnent pas toutes les informations comme ils le devraient, et elles ont parfois du mal à s'assurer auprès des grands acteurs du secteur..."

 

Un "risque majeur" pour les architectes

 

Mais c'est aussi toute la chaîne qui sera impactée. "Pour les architectes, la situation actuelle représente un risque majeur", assure même Philippe Carraud, directeur général de la Mutuelle des architectes français (Maf), contacté par Batiactu. "Prenons le cas où, à la suite d'un sinistre, un maître d'ouvrage recherche la responsabilité de l'entreprise. Si cette dernière n'est plus couverte car son assureur a fait faillite, si elle est elle-même en difficulté, l'architecte pourrait se trouver impliqué en vertu du principe de solidarité. Même s'il n'a pas commis d'erreur sur le chantier en question. C'est un risque bien réel, mais difficile à quantifier. Par la force des choses, nous pourrions être amenés à en assumer les conséquences financières."


Un marché de l'assurance construction "gelé"

 

D'après Philippe Carraud, peu d'architectes sont passés par des assureurs en LPS, mais beaucoup d'entreprises. "Plusieurs questions se posent aujourd'hui", avance-t-il. "Tout d'abord, si des contrats ne sont pas renouvelés en raison de la faillite d'un assureur, qui prendra la suite, et à quel prix ? Autre sujet : qui va assurer les chantiers du passé ? En effet, le FGAO ne couvre pas les professionnels. Cette incertitude a tendance aujourd'hui à geler le marché de l'assurance construction, puisque les acteurs se demandent s'ils ne vont pas devoir prendre en charge les chantiers passés en récupérant un client précédemment passé par un acteur en difficulté."

 

"Ces sociétés ont véritablement cassé le marché de l'assurance construction en proposant des prix très bas"

 

La Maf, depuis les difficultés rencontrés par l'assureur en LPS Gable, en 2016, a alerté ses adhérents à plusieurs reprises. "Il faut savoir que ces sociétés ont véritablement cassé le marché de l'assurance construction en proposant des prix très bas. En tant que professionnels de l'assurance, nous savions que cette situation n'était pas tenable pour eux dans la durée. Ce que nous n'avions pas vu venir, en revanche, ce sont les liens qui existent entre des structures basées dans des pays différents, ce qui peut être à l'origine d'un effet domino : quand l'un s'écroule, il en entraîne d'autres avec lui. Par ailleurs, nous n'avions pas pris conscience que certains courtiers n'exerçaient pas toujours leur devoir de conseil et d'information aux clients." De nombreux acteurs ont également fait part de leur vigilance voire de leur inquiétude ces dernières semaines sur Batiactu, comme le président de la Fédération française du bâtiment, la SMABTP, la Fédération française des assureurs, ou encore l'Association pour le management des risques et des assurances de l'entreprise.

 

Comment ces acteurs ont pu, en une petite dizaine d'années, conquérir une partie significative du marché de l'assurance construction ? "Dans les années 90, les assureurs historiques ont connu de grandes pertes dans cette activité", nous explique Christian Bellissen, directeur général d'Ergo France (intervenant en LPS), fin connaisseur du dossier. "Cela a constitué une sorte de traumatisme, et en conséquence les robinets se sont fermés. Le marché est devenu très dur, très sélectif. Certains sous-segments avaient du mal à s'assurer. Les intervenants en LPS sont venus combler ce manque." Le professionnel déplore la situation actuelle, qui risque de rejaillir négativement sur l'ensemble des sociétés intervenant en LPS, et même plus largement sur l'image du métier.

 

*Le dispositif LPS permet à un assureur agréé dans un pays de l'espace économique européen d'offrir ses services dans un autre Etat. Souvent, ces acteurs proposent des solutions moins onéreuses. Et plusieurs d'entre eux ont fait faillite.

actionclactionfp